Régine Vandamme : Dendermonde, aller simple

 

Philippe avait pris le train en direction de Bruxelles. Sans raison. Besoin de s’abstraire. Moins du boulot que des pressions qui nourrissaient celui-ci quotidiennement jusqu’à la nausée. Pour la première fois en cinq ans, il avait éteint son téléphone portable. Ce truc le rendait dingue. Quand il se mettait à sonner ou vibrer, il était pris de tremblements et sa main ne pouvait achever la trajectoire que pourtant son cerveau lui avait ordonné d’exécuter. Pire, elle se raidissait, figeant les doigts exagérément écartés dans une courbure inquiétante comme sous l’emprise d’une force maléfique. Il ne savait pas ce qu’il fuyait au juste. Il ne savait plus grand-chose à vrai dire sauf, et c’était ballot, qu’il en avait assez que dans son microcosme professionnel, tous s’appelaient Philippe, à l’exception de ceux qui se prénommaient Pierre. Question de génération. De culture. D’absence d’imagination.

La semaine dernière, il avait pris sa voiture, les journaux du jour et l’autoroute E17, direction Bruges, où il s’était arrêté, espérant échapper à la meute, car c’est bien comme une proie qu’il se sentait, et à chaque fois qu’il concédait un bout de gras à ses traqueurs, il repoussait pareil à une hydre. 

Il n’avait pas trouvé ce qu’il cherchait à Bruges. Trop d’échos à l’Histoire, à l’art, trop d’accents flamands, étrangers, trop de perfection, pas assez de parkings. C’est pour ça que, cette fois, il avait pris le train. Il ne comptait pas sortir de l’enceinte de la gare du Midi. Zuidstation. Quand il était petit et qu’il jouait au Monopoly à la mer avec ses cousins flamands les jours de pluie, la partie tournait invariablement au pugilat quand il ne parvenait pas à l’acheter. Il n’avait compris que bien plus tard, quand il devint étudiant et qu’il prit un kot à Bruxelles, que cette gare n’était pas une fantaisie d’éditeur, alors qu’allez savoir pourquoi, il avait toujours su que les gares Centrale et du Nord existaient réellement, au même titre que l’Avenue Lippens à Knokke, mais ça, c’était facile, parce que sa grand-mère paternelle y avait habité un temps. 

Il ne prenait plus jamais le train. Les transports en commun étaient incompatibles avec son rythme et sa charge de travail, un comble pour quelqu’un qui œuvrait à la définition d’une politique de mobilité digne de ce nom. Ce n’était pas qu’une question d’horaire ou de retards, plutôt une question d’inconfort. Trains révolus, interruption de la connexion au réseau de téléphonie, ruptures de charge, quais surexposés aux intempéries, problèmes de parking (encore !), correspondances hasardeuses…

Pouvait-on disparaître dans une gare ? Non pas au sens physique du terme, mais ne plus exister parce que dissous dans l’espace, amalgamé au magma des voyageurs, sans autre point commun que d’être simultanément rassemblés en un même lieu mus par un mouvement alternatif de forces centripètes et centrifuges, permettant aux navetteurs de se rendre ne varietur d’un point A à un point B et retour en une immuable chorégraphie mécanique que seules les saisons et les grèves viennent dérégler ?

Quand il descendit du train, Philippe emprunta l’escalator pour gagner le rez-de-chaussée de la gare. Il avait toujours été frappé par l’analogie entre la couleur des lisses briques de Fauquenberg des chauffoirs sur les quais et l’odeur ammoniaquée de la pisse humaine, comme si, au fil des soulagements des cohortes de voyageurs imprévoyants et impénitents, elles allaient inexorablement exhaler cet indécent fumet séculaire.

Pour une fois, tout entier voué à son fantasme de disparition, il ne dut pas chercher laquelle des deux sorties était celle de l’Avenue Fonsny puisqu’il avait décidé de demeurer à l’intérieur de la gare, fondu dans la foule jusqu’à son ultime atome. Il ne voulait plus être rien ni personne. Au moins pour une heure ou deux. Le temps de se satisfaire d’un anonymat de fortune dont il déciderait de sortir après qu’il se fût repu, de l’observation, disons, de cinq passantes auxquelles il tenterait de dérober, à leur insu, un fragment d’identité. Oui, il allait mater les femmes et voler à cinq d’entre elles ce qu’elles avaient omis de dissimuler le matin même sous leur maquillage dans un excès de confiance dans la vie ou un sursaut d’orgueil.

Il trouva refuge à la terrasse de la brasserie qui faisait face à l’espace d’attente réservé aux voyageurs des lignes internationales. Il sirota un café issu du commerce équitable au goût de carton recyclé. Dans la foule des migrants, une femme à la quarantaine bien avancée fut interceptée par son regard. Une énorme besace rouge en bandoulière, elle fonçait vers son destin, sur des chaussures à talons hauts dont l’un avait dû se briser dans les rainures métalliques d’un escalier roulant. Philippe se sentit une âme de cordonnier. Cette femme, il en était sûr, il l’avait déjà vue. Il aurait juré que c’était à la télévision dans un talkshow. Il se demanda un instant ce qui pouvait la faire courir de la sorte avant de se rendre à cette évidence : le plus souvent, dans une gare, on courait pour attraper un train. Ce truisme lui fit retrouver un semblant de sourire. Il se détendait. Il remarqua alors dans la zone TGV, une petite vieille, qui tricotait. Ses cheveux mauves auraient dû être blancs. Ses mains noueuses comme des ceps maniaient les aiguilles avec souplesse. Entre son auriculaire et son annulaire et autour de son index droit filait un double fil de coton blanc, qui, en se combinant aux mailles passant d’une aiguille à l’autre, transformait les minutes de son attente en une étoffe textile dont la tricoteuse seule connaissait la finalité. Philippe, qui n’était pas même capable de monter un meuble Ikea, consentit pour l’intelligence de ces mains une envie impérieuse et soupira. Une femme voilée s’était arrêtée dans son champ de vision. Elle guettait quelqu’un dans la foule tandis que d’une main, elle trifouillait, à l’aveugle, dans un cabas logogrammé. L’inquiétude se lisait dans le noir de ses yeux comme si elle y avait été tracée à la craie. Philippe comprit qu’elle cherchait son téléphone. Bien que momentanément voué au silence, tôt ou tard, il devrait sortir le sien de la poche avant de son jean, accepter de se soumettre à la tyrannie de sa mémoire pléthorique et se laisser envahir par la logorrhée des correspondants en mal de services ou pire en veine de confidences. Cette seule anticipation d’une action qu’il aurait à produire, aussitôt qu’il s’en sentirait capable, lui causa une angoisse insondable. Il quitta brusquement, en la renversant, la chaise en faux rotin made in China qui donnait à cette brasserie de gare postmoderne un faux air de Belle Epoque. 

Dans le brouhaha ambiant où les annonces contradictoires aux voyageurs s’égrenaient sur un ton monocorde, en néerlandais, français, anglais et allemand, dans de rugueux roulements de r, Philippe, répondant à l’appel au départ du train pour Dendermonde, se mit à courir comme un seul homme en direction du quai numéro 18. Il n’avait rien à faire à Dendermonde. N’y avait jamais mis les pieds. Ne parlait plus flamand depuis qu’il avait quitté l’enfance. Aurait été infoutu de pointer cette ville sur une carte. Alors qu’il pouvait sans hésiter situer la ville de Francfort pour laquelle une annonce simultanée de départ imminent venait d’être faite. Et qu’il se débrouillait plutôt pas mal en allemand. Philippe ne savait pas comment pouvait être interprétée cette fuite vers un ailleurs de proximité. Pour l’heure, sa tête pensait à ses jambes, à ses pieds, à leur foulée souple sur le sol dur de l’immense hall de la gare du Midi, à son souffle court, bien trop court, à la nécessaire synchronisation de sa respiration avec ses enjambées. 

« Je ne fuis pas, je me sauve ! Et je ne passerai pas par la case Prison. » Voilà ce que sa tête lui dicta comme pensée claire quand enfin elle put faire confiance au corps entier jeté dans la course.

Régine Vandamme / 18 juillet 2011 (De Haan)

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