Frederic Bourgeois : évidemment je n'ai rien vu

 

Elle a toujours cru que Bruxelles-Midi était une heure. Et toute sa vie elle a tenté de m’en convaincre. Quelle que soit l’occasion, elle ne manquait pas de revenir sur le sujet, de me répéter que oui, Bruxelles-Midi est une heure, rien d’autre qu’une heure et que jamais je ne devais l’oublier. Elle est décédée hier et aujourd’hui, je la crois toujours un peu fantaisiste. Il y aura peu de monde à son enterrement, de même que peu l’auront suivie dans ses théories absurdes. J’en connais un ou deux qui y seront par obligation. Deux qui pleureront les souvenirs de son ventre. Une, au minimum, qui viendra sourire timidement comme un objet oublié sur la commode du salon. J’y serai également. Et entre-temps, j’irai voir le notaire. Signer les documents. Mettre en place le dispositif de l’oubli.

Je reviens du notaire. Il n’y aura pas d’enterrement. Comment ai-je pu être assez stupide pour penser qu’elle pût envisager une cérémonie aussi ressassée ? Alors que la crémation est tellement plus exotique. Le notaire avait l’air gêné de lire l’écriture de ma mère. Elle avait scellé l’enveloppe elle-même, il n’en connaissait pas le contenu. Comme on le voit parfois dans les films, si j’acceptais l’héritage, je devais également me plier à certaines conditions. Rien de très extravagant, je ne m’en offusquai guère, mais une condition particulière, en fin de liste, fit hésiter l’homme de droit : « Bruxelles-Midi est une heure. J’y serai quand tu partiras. S’il te plaît, dépose-moi sur les rails et alors seulement, tu comprendras. »

*

J’étais de garde avec Paulo ce jour-là. On devait passer en revue tous les quais à nous deux. C’est comme ça chez les rats, quand on vous chope à piquer dans les provisions, la punition est toujours la même : on vous envoie sur les quais, aux pieds des humains. Les tours de garde sont plutôt tranquilles. On ausculte les tuyauteries, il ne s’y passe pas grand-chose, on revient, on fait son petit rapport et puis on rentre chez soi, l’esprit serein du devoir accompli. Quand on se fait attraper pour une faute, on nous envoie faire la ronde des quais, c’est déjà plus dangereux, on y côtoie les humains. Faute grave et là c’est les égouts, parfois seul même. Mais les égouts, c’est encore une autre histoire. Cette fois-là, donc, j’étais avec Paulo. Brave gars, Paulo. Sa femme venait de mettre bas à une petite huitaine, tous plus mignons les uns que les autres. Aucun mort-né, ce qui est rare de nos jours. Et j’étais avec Paulo, donc, et on se baladait quai 14, plutôt tranquilles. Le truc, sur les quais, c’est que quand on voit des humains, on n’a que deux alternatives : soit on se planque, soit on fait la souris. Mais pour ça, faut vraiment être sûr de son coup. Dans ce cas-là, et dans ce cas-là seulement, on se fait petit et on imite la souris : cri cri criii. Fallait voir Paulo dans ces cas-là, c’était le meilleur ! On aurait dit qu’il n’avait jamais mué ! Sacré Paulo. Bref, ce jour-là, on était là et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il n’y avait pas grand monde sur le quai. C’était une de ces journées où les humains se cachent, on ne les voit pas beaucoup. Et on devait passer du quai 14 au quai 15, en traversant les voies, évidemment. Pour ça, on fonctionne toujours de la même manière : un des deux se met en bord de quai, regarde de chaque côté, et fait signe à l’autre quand la voie est libre. On galope alors jusqu’en face et tout se passe bien. Ce jour-là, j’étais de guet. J’ai regardé, rien à gauche, rien à droite, j’ai fait signe à Paulo. Quand Paulo s’est pointé pour me suivre, un humain a débarqué de je ne sais où et m’a balancé des poussières sur la tronche. Je ne voyais plus rien, ça piquait aux yeux comme les sachets rouges qu’on trouve parfois chez eux, mais j’ai continué, je savais que la voie était libre, et j’ai avancé en toussant dans tous les sens. Ce n’est qu’une fois de l’autre côté que je me suis frotté les yeux et retourné pour voir où était Paulo. Je n’ai pas compris dans un premier temps. Il était arrêté en plein sur un rail et il me faisait des grands signes en gueulant comme un putois, mais je ne comprenais rien. Un gros son humain sortait des plafonds, plusieurs humains étaient même apparus et me regardaient en criant et là, bam ! un train passe et je ne vois plus Paulo. J’étais pris de panique. Je me suis retourné, j’ai regardé les humains qui me regardaient, j’ai crié du plus fort que j’ai pu, une femelle humain est tombée par terre, d’autres se sont précipités pour la relever, et un dernier s’est jeté sur moi pour m’attraper. Je me suis enfoui en direction opposée, j’ai traversé les rails à nouveau, j’ai croisé Paulo, enfin, ce qui en restait : une patte arrière collée à un chewing-gum jeté sur le rail. Il n’aurait pas pu le voir. Il ne pouvait plus bouger. J’ai attrapé en vitesse un bout de sa queue, coupée net dans l’accident, et je l’ai rapporté à sa femme. Je suis rentré. J’ai rempli mon rapport, qui a classé sans suite : faute humaine. Il y en a bien eu un ou deux pour parler de suicide, mais ces rats-là ne connaissaient pas Paulo comme moi.

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Finalement, il y a eu plus de monde que je ne le pensais à l’enterrement. C’est qu’elle devait être appréciée. Je n’en sais rien. Je ne l’ai jamais vraiment connue en fait. Je suis allé balancer ses cendres gare du Midi. Un contrôleur m’a regardé sans rien dire depuis l’autre quai. Trop occupé à ramasser une femme tombée dans la cohue. J’ai gardé la demande de ma mère en tête, mais je ne la comprends toujours pas. J’ai regardé dans tous les sens en la répandant sur les rails. Évidemment, je n’ai rien vu. A part cette femme qui tombait, les gens qui se précipitaient pour l’aider et elle qui les remerciait sans me quitter du regard. Dans le hall central, elle m’a rattrapé, elle m’a questionné sur le pot et les cendres. Quitte à passer pour un fou, je lui ai raconté toute l’histoire. Elle m’a dit merci et est partie vers les quais en courant.

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