Vincent Grégoire : Un homme en colère

Comme l’allumette, en cet instant, je craque.

Je plante mes pieds comme un fou dans le ciment du trottoir. À toute vitesse, je marche. Des gens s’écartent devant moi, peut-être se retournent-ils ensuite. Ont-ils peur de moi? Moi j’ai peur d’eux, tout le temps. Dès qu’on voit le jour, on commence à mourir. Et à trembler.

Mon reflet dans les vitrines. Un homme en colère. Ce reflet nauséeux et vagabond, toujours incertain. Qui m'évite comme les yeux des autres. Je pourrais avoir une cause, une mission, me couvrir de dynamite. Mes mains sont vides. Que ma colère pour m’écraser. Un roc sur mon dos. Je marche en vitesse, je trébuche, je rougis, je grince des dents, je baisse les yeux. Mon crâne, dirait-on, dans un scaphandre plein de vide. Je suffoque, mes yeux fuient.

Cette rue pleine d'âmes en absence, pleine d'acheteurs de silence. Et moi, qui voudrais la couvrir de rouge, éclater ses néons et disperser ses briques. Des jeunes qui passent devant. Leurs rires et leurs regards, je voudrais les braver. Je voudrais rire, moi aussi. Être dans un cercle. Je regarde au loin. Une poussière de honte. J’étouffe.

Je regarde mes pas. Ils sont fermes, bien plantés, ils doivent le rester. Bien paraître, ne pas s’humilier soi-même. Les gens doivent marcher à droite, comme les voitures. C’est une règle officieuse, mais tout le monde devrait le savoir. Au dernier instant, je dois bifurquer, ils font de même, hésitation. Malaise, c’était à prévoir. Parfois, je devrais frapper, les éduquer. Eux, du sang plein la bouche et du pourquoi plein les yeux. Et moi, le défenseur de la circulation du trottoir. Chacun à sa place. Mes mâchoires se crispent, je voudrais déchiqueter de la peau.

Le feu rouge m’empêche de traverser. J’aime les douches chaudes qui durent éternellement. Qui emplissent l’espace d’opaque et de mouvant. Une vieille dame à côté de moi, elle attend aussi. En esprit je la prends, la tiens dans mes bras un instant. Elle qui se fige, petit oiseau de peur. Elle qui s’envole juste devant le bus, qui dessine une étoile dans le pare-brise. Ses formes qui se restructurent. Nous traversons côte à côte. J’adopte son allure, emballé par mes pensées. Elle me jette un sourire, je lui rends sans le vouloir. Je te déteste, grognasse. J’accélère et la dépasse. Mon reflet est partout, même quand je ne le vois pas. J’étais mignon quand j’étais petit. Mais j’ai mal vieilli. Je me souviens, à cet âge où j’étais mignon, je me détestais déjà. Et peut-être qu’un jour je regretterai l’aujourd’hui. Quel sombre futur. Je déteste les beaux, ils n’ont aucun mérite. Ils ont tout pour eux, éjaculent les uns dans les autres, je les hais. Moi mon sperme sèche toujours.

Quand mon père me frappait, j’avais du pourquoi dans les yeux. La raison importait peu, la question n’était pas là. Mes larmes étaient réelles. J’aime la fraicheur de la nuit qui raffermit les chairs. Je serre les poings quand je dors. Au petit matin, j’ai souvent du sang séché au fond des paumes. C’est pas juste, je n’ai pas demandé la vie. Dans la grande course des têtards, je suis sorti vainqueur par accident. Je n’avais rien demandé.

Un homme devant moi. Il porte sur le visage un subtil air d’assurance. Moi je n’ai pas le contrôle sur ces choses. On lit tout de moi. Les acteurs gagnent toujours au jeu de la vie. Mais son visage, je pourrais l’altérer. En l’appuyant avec force contre un mur, et ainsi de suite. Quand nos regards se croisent, je me dis que ça y est. Je peux le soutenir, j’y arriverai. Trompettes. La facilité et la grâce avec laquelle il me pulvérise. C’en est à pleurer. D’un coup de sourcil, et c’en est fini. J’ai le souffle coupé. Mon front qui suinte. M’agripper à mon crâne à m’en fendre les ongles, peut-être.

J’ai appris que rien n’existe comme on le croit. Qu’entre notre main et une table, il n’y a pas d’espace réel. Que notre corps n’est qu’un fatras de flocons beiges en suspens. Que l’espace n’est qu’un fatras de flocons transparents. Que la table n’est qu’un autre type de fatras. Et que tous ces fatras se rencontrent et se chevauchent, mais que nos yeux sont aveugles à ces rencontres. La vie ne serait donc que rencontres de fatras anonymes. Nous ne sommes rien de plus qu’une table qui rencontre du vent. Il y a un peu d’étoile en nous.

Le tourbillon du monde s’arrête dans un souffle. Qu’est-ce qui se passe? Les regards des gens. J’ai crié. Ils m’observent. J’ai crié. Semblent étonnés. Se retournent. J’ai crié. Me regardent. C’est toute la rue qui meurt. Les dizaines de voitures, immobiles dans la rue. On apprend à me juger. Chacun votre tour, prenez un numéro. Les portes, les fenêtres, s’ouvrent toutes pour laisser sortir les regards. La beauté au loin, qui pouffe de rire et qui s’éloigne. J’ai si chaud.

La ruelle m’accueille dans ses fraiches ténèbres. Les ombres me sont flatteuses, l’obscurité me sied. Je marche vite, j’ai honte, je sue. Enfin seul. Ce lieu m’est appréciable, j’y suis à l’abri. Près d’une pile de déchets, contre un mur, je trouve ma place. Rien d’autre autour de moi que le son de mon cœur.

Et soudain, ça monte en moi. Comme une vague énorme de furie sans forme. Tous mes muscles se tendent et mes yeux crachent des larmes. Je chiale des sanglots de bave et de voyelles. Je veux briser du beau. Incendier des poupées. Arracher de la peau. Je ne veux plus trembler.

Soudain dans l’amas des déchets, un bruit. Faible, un filet de pâleur. Il se répète et maintenant j’en suis sûr, c’est le miaulement d’un chaton. Bientôt sa tête pointe sous les peaux de patates. Elle est minuscule, comme une noix. Miaulement, et des moustaches qui frissonnent. Je le prends dans ma main. Il y tient tout juste, semble mal à l’aise en altitude. Si je ferme le poing, ses os claqueront vite. Ce sera aussi simple que d’y penser. J’écraserai sa mignonne petite tête comme une datte. Il ne me restera dans la main qu’une touffe de poil tiède. Arracher les ailes d’un ange. Une pression du poing. Un craquement. 

Son poil est doux sous mes doigts quand je les referme doucement. Je sens un faible roulement, qui ronfle et gronde un peu. Il ronronne. Le chaton ronronne. Je ne comprends pas bien. Dans mon poing presque fermé ronronne un chaton. Il masse un peu ma paume de ses coussinets, en préparant sa couche. En toute confiance, il s’installe. Ses yeux se ferment, son ronron s’allonge. Il ferme les yeux.

Une si grande lassitude alors. Mes muscles à l’unisson qui fondent. C’est une caresse sur la nuque. C’est du lait chaud en décembre. Ma main de ma poitrine, avec la vie dedans. Tout va bien, je te protège. La nuit peut filer, tout va bien. Ne reste qu’une bouffée de chaleur.

Et une vague odeur de soufre.

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