Chaleur. L'après-midi s'étire. La ville s'agite, transpire. Idem, malgré la clim', dans les locaux de la société Body & Beauty où l'on gagne, comme partout, sa vie à la sueur de son front. De son front, ses aisselles, ses arpions... Les collègues triment, les odeurs poignent. Migraine. Le téléphone fusille les tympans. L'ordinateur torture la rétine. Ecran dix-sept pouces, mais un dix-huitième, invisible, enfonce lentement, implacablement, les globes oculaires dans leurs orbites. Le crâne est martelé de l'intérieur, la matière grise, caillée. Encore, encore, encore, jusqu'à la nausée. L'Aspro effervescent ? Baratté, noyé dans les images, les mots, les pensées en grumeaux.
Mon cuir chevelu, un vrai sac de nœuds. Nœuds dehors, nœuds dedans. Mon cerveau, un nid de serpents. Grouillants. L'horreur ! Non. Non. Non ! Stop ! Vite !
Courir ? Impossible. Au moins, se hâter. À pas comptés, scandés par le tamtam battant à fleur de tempes. S'esquiver du bureau. Le communiqué de presse sur notre nouvelle gamme de cosmétiques ? Il attendra. La machine pointeuse, elle, dénoncera. Tant pis.
À quelques rues de là, un salon de coiffure. Ah, quel havre ! La porte entrouverte laisse filtrer ses fragrances : shampoing et laque, ammoniaque et baume démêlant, parfums enchevêtrés, acidulés... Les casques-spoutniks s'alignent, protecteurs, au-dessus de fauteuils rescapés du style Atome. Sous les fesses, le Skaï couine. Il n'a pas gardé la tiédeur du dernier postérieur à s'être assis là, parti depuis un bout de temps. L'heure de fermeture approche. Faute de clientèle, la patronne rinçait déjà les éviers; elle s'interrompt, plaque sur son visage de fin de journée un sourire frais, s'avance, pépie :
- Bonjour, Madame. vous avez rendez-vous ? Non ? Hum... C'est pour quoi ?
- Juste un coup de ciseaux.
- Oh, dans ce cas, certainement, ce ne sera pas long.
- Pas long. Vite, alors.
- Pressée ? Installez-vous, on va arranger ça.
- Arrangez, oui. Vite. Scalpez-moi.
Oui, tuez-moi ces serpents, ces serpents qui sifflent ici, qui gigotent là, se tortillent sur ma tête, autour de mes oreilles, ces serpents gras, émiettant leurs peaux mortes sur mes épaules.
- Hi, hi, scalper, vous ne manquez pas d'humour, vous ! Jetez un œil dans les revues, vous y trouverez un choix de coupes courtes.
Jetez un œil, et l'autre aussi. Mes paupières palpitent, cinq, quatre, trois, deux, un, ils en ont trop vu, mes yeux, dans dix secondes ils vont s'autodétruire.
- Pas besoin. Scalpez-moi.
- Euh... c'est une plaisanterie...
- Non, un ordre. Scalpez-moi.
- Madame, vous n'y pensez pas ?
- Je ne pense qu'à ça. SCALPEZ-MOI.
Ah, de l'air ! De l'air, par pitié, de l'air frais sur mon cerveau reptilisé, martyrisé, ça me démange, ça me travaille, sous la peau ça ronge ma paille, de l'intérieur... Horreur ! Horreur ! Horreur !
- ...
- S'il vous plaît. Vite. Trop mal.
- ...
- Votre prix est le mien.
A la fin d'un jour ouvrable trop peu rentable, la maison ne peut reculer devant aucun sacrifice. Aucun, vraiment. Même celui du client.
Figaro au service. Préparation, impulsion, smash ! Le rasoir, d'un revers digne de Wimbledon, tranche horizontalement le haut du crâne.
La cliente demeure stoïque. Silencieuse, sauf pour lâcher à mi-voix : "Aaah, cela fait du bien..."
Vent de fraîcheur, souffle, s'il te plaît, sur mes idées, roses ou noires. Aaah, les sentir s'élever. Danser dans l'espace. Dansez sans moi, mes jolies, mes harpies, dissipez-vous, délivrez-moi de vous.
Sous le crâne scalpé, le visage sanglant sourit à présent de soulagement.
- Dites, tant qu'on y est, rafraîchissez-moi la nuque, s'il vous plaît.
- Coupé court, Madame ?
- Cou coupé.
- ...
- Si, si, allez-y !
Se penchant sur la nuque de la cliente, la coiffeuse frissonne, éberluée. Ces deux ou trois points blancs, là... Des pellicules ? Des lentes ? Horreur ! Horreur ! Horreur ! Pas de quartier face à la pédiculose, peste des salons de coiffure ! Samouraï Figaro, brandis ton plus long sabre et taille ! Dans le vif !
C'est le premier pas qui coûte, dit-on; les autres, on le devine, le suivront, à prix de plus en plus soldés. Ainsi la réduction appliquée à la tête du client aboutit-elle, de rabais en rabais, à sa décollation.
Et voilà le travail. Soigné, complet. Dure journée, mais, du moins, pas complètement perdue. N'y pense plus. Ne pense plus. Le client est roi, même décapité.
Sacrifiée à ses expresses volontés, satisfaite dans la plus pure tradition Vieille France jumelée au dernier cri en matière de marketing participatif, la cliente ramasse sa sacoche et sa caboche. La migraine ? Qu'elle reste là, sur le sol, parmi les mèches éparpillées : bon débarras, du balai !
- Hé bien, voilà une bonne chose de faite. Je vous dois... ?
- Juste un, non, deux coups de ciseaux, Madame.
Tête délicatement posée dans le pli de son coude gauche, la cliente, d'une main agile, sort son portefeuille de son sac, règle le prix de la coupe. Tarif simple, sans supplément brushing ni shampoing. A la quinzaine d'euros réclamés, elle joint un généreux pourboire.
- Au revoir, et encore merci ! Je vous recommanderai à mes amies, promet-elle en quittant le salon.
L'apparition en rue d'une femme sans tête surprend-elle ? La réponse est, d'abord,"non" (eh oui). Autour de la décapitée, la fatigue d'un jour de labeur a déjà courbé les dos, émoussé l'attention, gommé envies, rêves, émotions. Et puis, une écervelée de plus ou de moins, pas de quoi étonner un Homo laborans qui, de retour au foyer, s'affale dans son fauteuil en soupirant: "Quelle journée ! Je suis vidé... Quand est-ce qu'on mange, chérie ?"
La chérie guillotinée fait une certaine impression, voire une impression certaine, fût-ce sur un conjoint blasé. L'ô combien radicale mise en plis est rapportée aux forces de l'ordre. Lesquelles procèdent dès le lendemain à l'arrestation de la coiffeuse-réductrice de têtes. Le salon ferme; sa propriétaire est sur-le-champ incarcérée, dans l'attente d'un procès qui s'annonce délicat, faute de témoignages. Voire de victime : cette dernière, tête-en-l'air, a entretemps égaré la sienne ! Avec celle-ci, disparaît la preuve nécessaire pour étayer l'accusation. Crime crapuleux ? Faute professionnelle ? Maltraitance consentie ? Suicide assisté ? Fatale erreur de diagnostic ? Le tribunal acquitte, au bénéfice du doute.
L'ex-coiffeuse change de nom, de ville, de métier. Son expérience en matière de teinture capillaire et un recyclage professionnel lui valent d'entrer, en qualité d'aide-laborantine, au service d'un fabricant de colorants. Au laboratoire, les semaines, les mois défilent, dans un train-train quotidien retrouvé.
Mais les nuits se révèlent plus fatigantes que les jours. En cause : l'insomnie, un passé obstinément présent, des souvenirs baignés de sang... À en perdre le sommeil, voire la tête.
N'y pense plus. Facile à dire. Je me le dis, je le leur dis. Mais ils ne l'entendent pas, ils ne m'entendent pas, mes cauchemars. Serpents qui sifflent ici, qui gigotent là, se tortillent sous mon crâne... Non, stop, pitié !
Ce matin d'août est lourd encore de la chaleur nocturne. Un an s'est écoulé – le temps passe si vite, Madame... En ville, les congés estivaux ont baissé les rideaux de fer sur la plupart des commerces. Mais dans les quartiers populaires, l'été n'est pas synonyme de départ vers d'autres cieux. Tout au plus vers le coin de l'avenue, où un modeste salon de coiffure rouvre son volet après une semaine de vacances. Voyez-vous cette silhouette qui dès potron-minet s'y rend ? Tombée du lit, ou presque : le pas chancelant, les yeux cernés, les cheveux hirsutes...
Une bonne coupe lui fera du bien.