Anne Francotte : Comment je suis devenu flamand

C’était sur une camionnette noire, recouverte de poussière. Comme si quelqu’un avait écrit du bout d’un doigt, « bestaat ook in zwart ». Je lus mentalement ces mots, les répétai, puis les murmurai du bout des lèvres « bestaat ook in zwart », comme ça, tout doucement. 

Et là, soudain, en pleine rue, devant tout le monde, ce fut une évidence : pas seulement que je comprenais ces mots, c’est plutôt comme si je les avais toujours su. Je ne sais pas si vous voyez ce que je veux dire. Je sentais que c’était « en moi », les mots sonnaient juste, je m’entendais les penser avec la bonne intonation. J’ai même réessayé, tout haut, « bestaat ook in zwart ». Ce rythme, cet accent, oh mon dieu c’était comme une symphonie, une ode à la vie. J’aurais même envie de dire qu’il y avait quelque chose de divin là-dedans. Je n’arrivais pas à me l’expliquer, mais j’étais heureux et je n’arrêtais plus de répéter, avec un ton grave, interrogatif, un air joyeux, triste puis enjoué : « bestaat ook in zwart, bestaat ook in zwart. » Vous entendez ? C’est joli, n’est-ce pas ?

Je suis rentré chez moi, pris d’une euphorie inexplicable, envahissante et pressée, j’ai enlevé mon sous-pull rouge, j’ai enfilé une chemise à manche courte, jaune, un peu serrante, que je n’avais jamais mise, et je suis ressorti à la hâte pour me confronter à la réalité. Une sensation étrange m’englobait, je me sentais différent, je ne sais pas pourquoi, un peu comme si, ébloui, je voyais les choses autrement. Alors pour vérifier, je suis rentré dans un magasin vintage de la rue Dansaert, j’ai acheté une vieille paire de lunettes de soleil. « Maar vijf euro? ‘t is niet duur hier ! Okido, voilà, bedankt. » Mais non ! Non, ce n’était pas la luminosité, ça venait de moi, de mon propre regard. Et de mon corps aussi, et de mon humeur. Je suis un peu gêné de le dire, mais... En fait, je me sentais fier de moi. J’avais même soudainement une grande assurance. Ca me ressemblait plutôt pas, j’avais toujours été assez discret comme gars. Mais là, je marchais la tête haute et les épaules en arrière. Ça me faisait marrer de voir mon reflet dans les vitrines. « C’est moi ça ? Wouaw ! » À partir de ce moment-là, je parlais flamand, sans aucune difficulté. Dès que j’entendais mon voisin de palier sortir, je trouvais un prétexte pour aller lui parler. Lui, il ne comprenait pas. Jusque-là, je l'avais regardé avec un air de dégout. Je vous l'ai dit : moi le flamand, c’était pas mon truc. Je commençais comme ça “how is’t?” et je ponctuais mes phrases de "zowiezo", "hoor", "goe" ou "eens"…

Je n’avais jamais su apprendre cette langue, jamais su retenir ces mots incommensurables, faits de lettres imprononçables qu’on n’utilise jamais en français. Je n’aimais pas ces sons gutturaux de raclements de gorge. Pourtant, un matin, lorsque mon pied cogna celui d’une table et que j’entendis de ma bouche sortir un long « Verdomme ! », je compris que j’étais devenu flamand. À nouveau, je sentis quelque chose de fort à l’intérieur de moi, comme une évidence. Une prise de conscience. Comme si j’avais touché l’essentiel, l’Universel. J’étais presqu'illuminé, je jubilais. Mais comment était-ce arrivé ? L’avais-je toujours été ? Étais-je le seul ? S'agissait-il d'un complot ? Étions-nous plusieurs dans le cas ? Était-ce un coup des comités anti-coq ? Peut-être dispersaient-ils dans l’air une nouvelle arme chimique qui transformait notre cerveau pour faire de nous des lions ?

Cela ne s’arrêta pas là.

Je commençais à me sentir à l'étroit dans mon quartier hyper francophone. J’avais toujours rêvé d’aller à la campagne, alors je déménageai à Linkebeek. Je m'y sentis comme un poisson dans l’eau ! J’avais des nouveaux voisins et le week-end, on partait ensemble dans les Ardennes en caravane, on jouait aux cartes et on allait pêcher dans la Semois. On rigolait bien, surtout avec Tim. J’avais l’impression que jusque-là, je n’avais jamais vraiment été moi.

Petit à petit, j'ai perdu le contact avec mes autres amis, sans le vouloir. Pas parce qu’ils étaient Wallons, non. Ça s’est fait tout seul : ils n’avaient pas trop envie de venir jusque chez moi, et moi, j’en avais marre d’être toujours le seul à faire les trajets.

Un jour, je suis allé à la fête de quartier d’Huppaye. Et c’est là que je l’ai vue : elle était blonde, la trentaine, genre de fille de la ville. Je l’ai regardée pendant des heures, comme un con. Puis, j’ai retrouvé un moment de lucidité et de virilité. Je n'étais vraiment plus moi-même : le coincé, le timide. Je me suis dit : « Manneke, cette fille, elle est pour toi ». Je me suis dirigé vers elle mais, au moment où j’ai voulu lui parler, un type est arrivé et lui a tendu une bière. J’ai fait mine de rien et j’ai continué tout droit pour aller m’en chercher une aussi. Elle rigolait un peu avec le type mais sans plus. J’avais mes chances. J’y suis retourné et je lui ai dit : « Je t’offre un verre ? Champagne ? » Et là, elle a fait une drôle de tête, un peu dégoutée. J’ai eu peur, je me suis demandé si j’avais un truc sur la tronche et elle m’a répondu :

- Je ne parle pas flamand.
- C’est pas grave, je suis pas flamand.
- N’insistez pas, elle a dit, l’air fâchée ! Je ne comprends rien à votre langue de barbare !

J'en suis resté stupéfait. J’étais pourtant bien en train de lui parler français, je ne comprenais pas. Elle est partie. Je me suis mis à courir derrière elle, en l’appelant : « Juffrouw ! » Elle s’est retournée, l’air inquiet, ses copains se sont interposés et m’ont dit : « Go away, on n’aime pas les flamands comme toi qui ne font pas d’efforts quand ils sont ici ! » « Mais je suis wallon ! », j’ai dit. Y en a un qui m’a dit que son père était flic, qu’il n’aimait pas les sales flamingants de mon espèce, et que j’avais vachement intérêt à dégager avant qu’il se pointe.

Je ne sais pas ce qui m’a pris mais je me suis mis à courir. Je pleurais, je ne sais pas si c’était de peur, ou de tristesse. Je suis monté dans ma bagnole, j’ai roulé pendant une heure et quand je suis arrivé chez moi, j’ai découvert qu’on avait tagué ma maison. Je n’ai pas bien compris ce que ça voulait dire mais il était écrit : « wallon buiten ».

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