Laurent Sagalovitsch : La Facture de gaz

A. avait mal dormi cette nuit-là. Plusieurs fois il s'était réveillé en sursaut, les yeux exorbités, la moustache détrempée, la queue décomposée et pour briser menu le flot de ses angoisses incessantes, avait balancé, en passant, quelques baffes bien senties à Eva qui, comme à son habitude, shootée aux somnifères et au schnaps, ne s'était rendu compte de rien et avait continué à ronfler tel Bosch endormi, attitude des plus agaçantes qui avait contribué à multiplier par dix la fureur naissante d'A., au point de l'amener à se lever de sa couche et à balancer une volée de coups de pieds rageurs dans le ventre repu d'Oskar, son berger allemand qui piquait du nez au bord du lit. Mais ce dernier, débonnaire et résigné, brave toutou aux mâchoires autrefois dévastatrices et aux dents maintenant avariées, s'était juste contenté de se traîner de l'autre côté de la chambre en claudiquant quelque peu, avant de s'affaler de tout son long sur le tapis proche de la cheminée marbrée, où brûlaient en toute décontraction les vestiges de quelques exemplaires d'un roman écrit par une de ces râclures de youtre décadent, dégénéré et perverti.

Pour tenter de se calmer et de retrouver un semblant de sérénité, A. s'en était allé pisser sur le balcon d'où il avait une vue imprenable sur son Berlin. Inutile de se leurrer, ça sentait le sapin, s'était-il dit en se grattant distraitement les couilles, tout en contemplant la myriade de bâtiments en ruines qui, aussi loin que portait son regard perçant comme celui d'un aigle unijambiste, crépitaient un peu partout d'un feu continu. Les Allemands décidément s'avéraient être un tas d'incapables, des pleutres invertis au cerveau circoncis, des épluchures de patates pourries, des couards tout juste bon à lever la main sur son passage, comme des imbéciles d'automates. Qu'ils crèvent donc tous, ça leur apprendra. Et qu'on ne l'y reprenne plus à leur promettre un royaume de mille ans. Un royaume de trois jours aurait suffi à cette bande de cloportes ahuris.

Il avait fini par se recoucher. Pour s'assurer que cette triple cruche d'Eva dormait vraiment, il s'était amusé à lui pincer à double tour son téton gauche, vautré comme une chiure inutile sur ses mamelles mollassonnes, mais sans résultat probant. "Chiennasse de bonne femme ! J'aurais dû épouser ma nièce au lieu de cette petite écervelée qui passe son temps à bavasser avec Clara au sujet de leur prochain séjour à Paris. Paris ! Qu'est-ce-qu'ils pouvaient tous lui trouver à Paris ? Une ville de ramassis de putains lubriques, à peine bonnes à se faire poinçonner leurs sexes arides et putrides, tout ça pour qu'elles puissent s'offrir de quoi se payer un verre de leur vin imbuvable, dans une de ces échoppes crasseuses de leur Montmartre de mes deux. Je te raserai tout ça bientôt. De fond en comble."

La nuit avait passé, le matin avait surgi, blafard, enfumé, guirlandes de volutes cendrées épousant les contours obscurs de la Chancellerie, s'invitant sur les balcons solitaires et pénétrant dans les appartements déserts. Au sortir du lit, A. avait enfilé son pyjama de soie rouge et s'était livré à quelques mouvements d'assouplissement devant la glace. Eva avait déjà filé, Dieu sait où, et comme d'habitude, elle avait laissé traîner tout son bordel de bonne femme sur son lit, sa collection de fanfreluches en soie, sa panoplie de sous-vêtements japonais et son carrousel de petites culottes autrefois seyantes qui n'arrivaient même plus à contenir toute la graisse de son gros cul de baronne autrichienne. "Ce soir, je la râclerai bien comme il faut. Il faudra que je pense à emprunter à Heinrich sa paire de fer à souder. Je lui apprendrai moi à se comporter comme une putain capricieuse."

Il s'installa à son bureau. Il essaya de se concentrer mais ses pensées étaient trop désordonnées pour mener à bien une quelconque réflexion. 

A dix heures, le majordome se présenta avec la masse de courrier du jour qu'il déposa en silence sur le bureau avant de s'éclipser sur la pointe des pieds. A. s'empara du tas de lettres. Encore des lettres stupides d'admiratrices énamourées qui le demandaient en mariage, offraient la virginité de leurs filles en cadeau suprême, le suppliaient de venir les engrosser pour qu'elles puissent donner naissance à des petites anges blonds moustachus. Tas de chiennes lubriques. Pendant que leurs hommes se battaient sur le champ de bataille, ces sales femelles ne pensaient qu'à tendre leurs croupes pour se faire saillir à la chaine. Il déchira en mille morceaux ces lettres qui empestaient le parfum bon marché. Au milieu de la pile de missives qui montaient au plafond, il tomba sur une facture émanant de la compagnie de gaz. 

Cher Monsieur,

Nous sommes au regret de constater que malgré nos mises en demeure répétées et nos lettres de rappel, vous ne vous êtes toujours pas acquitté de votre facture qui s'élève désormais à 33 millions de marks. 

Vous nous voyez donc dans l'obligation de prendre des mesures coercitives afin de pouvoir être payés. C'est pourquoi, nous vous annonçons qu'à partir de la date d'aujourd'hui, à savoir le 8 mai 1945, nous cesserons toute distribution de gaz, et ce, jusqu'au règlement total de la somme édictée ci-dessus.

En vous assurant de nos sentiments les meilleurs, nous vous prions de croire, cher Monsieur, en nos salutations distinguées.

"Les rats. Des scélérats de rats. 33 millions de marks. Qu'est-ce qu'ils s'imaginent ces sales chiens ? Ils pensent peut-être qu'on peut se débarrasser de toute la vermine juive avec de l'eau de pluie ? Je ne peux pas payer, les caisses sont vides. Vides. Si je ne peux plus gazer les juifs, ma vie ne vaut plus rien. Mieux vaut en finir. Je suis fatigué. Tout cela a trop duré. Qu'ils se débrouillent sans moi, ces sombres crétins. Ils n'ont qu'à le couper leur gaz. Ce n'est plus de mon ressort. Göring s'en chargera."

A. ne tint pas ses promesses. Le 8 mai 1945, après avoir reçu la facture de gaz qui sonnait comme le coup d'arrêt à ses extravagances exterminatrices, il convoqua Eva ainsi que le clan Göring au grand complet et mit fin à leurs jours avant de se suicider. 

A ce jour, la facture de gaz n'a toujours pas été réglée. Elle s'élève désormais, intérêts compris, à 458 milliards d'euros. 

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