In Koli Jean Bofane : Molili, le Grand Calculateur

Boucaneur était un con ! Un ingrat ! Il ne méritait pas de vivre ! Je savais qu’il m’en voulait depuis longtemps. Qu’il était jaloux. Mais que croyait-il faire ? Prendre ma place ? Et devenir comme moi ? Molili ? Est-ce qu’il sait les chiffres ? Est-ce qu’il connaît l’arithmétique ?
Le Blanc est bien. Il dépasse tout. Il m’a appris beaucoup. C’est grâce à lui que je suis aujourd’hui ce que je suis. Avant, je n’étais rien. Qui regardait Molili ? Quelle femme s’intéressait à son argent ? Grâce à Monsieur Rom, tout a changé. On m’appelle aujourd’hui Molili, « Le Grand Calculateur ». Je suis respecté partout. Mon nom est craint.
Nous les Noirs, on n’est pas intelligent. Est-ce qu’on pouvait être plus malin que le Blanc ? Quand Monsieur Rom nous a recrutés et que les opérations pour la récolte du caoutchouc ont commencé, on tuait beaucoup. On tuait vraiment beaucoup. Ceux qui ne savaient pas garder leur bouche tranquille ont voulu contenter leur ventre en chassant le gibier. Un singe ou un porc-épic, c’était bon pour changer la ration réglementaire. Monsieur Rom n’a pas aimé ça du tout. Il ne voulait pas de gaspillage inutile de munitions. Alors il s’est fâché très sérieusement, il a donné la chicotte
Quand le Blanc est fâché, après il réfléchit. C’est ainsi que Monsieur Rom a inventé un système scientifique pour contrôler nos munitions. Monsieur Rom est quelqu’un qui sait ce qu’il veut. Comme doit être un homme. Il nous a réunis et nous a dit : "à partir de maintenant, une balle égal une main". C’était comme ça et pas autrement. 
Pour moi, c’était la chance. Parce que j’étais le meilleur avec mon fusil. Du coup, tout le monde est resté derrière. C’est moi qui rapportais le plus de mains et c’est comme ça que Monsieur Rom m’a remarqué. Il m’a nommé kapita. Cela a fait des jalousies. Que leur avais-je fait pour qu’ils m’en veuillent ? 
On tuait vraiment beaucoup, on coupait beaucoup de mains pour inciter la population à récolter le caoutchouc. Alors, j’ai été voir Monsieur Rom, j’ai fait garde à vous et je lui ai dit : "Monsieur Rom, parfois, pour les opérations de récolte du caoutchouc, on doit marcher deux jours, trois jours, parfois plus, et retour. Quand on arrive ici au poste, les mains sont gâtées. Pourquoi on fait pas comme les chasseurs dans la forêt et on boucane les mains pour mieux les conserver ?" Monsieur Rom m’a regardé et m’a dit : "c’est une bonne idée."
Au début je l’aimais bien, Boucaneur, il tirait au fusil presque aussi bien que moi. Mais pourquoi j’ai dit à Monsieur Rom de le choisir comme responsable pour le fumage des mains ? Avec le temps, il a cru qu’il serait comme moi. Des sourires à Monsieur Rom par ci, des "A vos ordres, Monsieur Rom !" par là. Où tu es maintenant, Boucaneur ? Un Boucaneur ne sera jamais au-dessus d’un Calculateur. Est-ce que tu connaissais l’arithmétique ?
Comme j’avais de bonnes idées, Monsieur Rom m’a appris le calcul écrit et le calcul mental. Comme les Blancs. Le calcul écrit, c’est bien, mais c’est mieux le calcul mental parce que tu caches ce que tu comptes. Personne ne peut te percer à jour. Après, je ne comptais pas que les mains coupées qu’on apportait dans les paniers. Monsieur Rom m’a donné la confiance qu’il n’avait jamais donnée à un Noir avant moi. Il m’a chargé de distribuer les munitions aux sentinelles. Il me donnait des balles, je signais un papier. Puis je distribuais. Quand je donnais les cartouches, je faisais une multiplication. Quand on m’amenait les mains coupées, je faisais une addition. Ensuite, je faisais une soustraction. Le nombre des munitions, moins le nombre des mains, égal autant. Il fallait être attentif mais, surtout, il fallait connaître le système scientifique de Monsieur Rom. C’est comme ça que les hommes m’ont donné le nom de "Grand Calculateur". Parce que celui qui connaît le nombre des balles et le nombre des mains connaît le secret des Blancs.
Et toi, Boucaneur, tu voulais prendre ma place ? Tu n’aurais jamais dû te mesurer à moi. Cela faisait plus d’une demi-heure que toi et moi on coursait ces villageois dans la forêt. Je tire mieux que toi et tu as prétendu que c’est toi qui as touché ces deux-là avec ton arme ? Et tu voulais prendre leurs mains pour montrer à Monsieur Rom, quoi ? Que c’est toi qui en coupes le plus ? Boucaneur, tu sais bien, c’était toi ou moi. Tu ne m’as pas laissé choisir. 
Tu es mort, maintenant, Boucaneur mais ne t’en fais pas pour moi. J’expliquerai à Monsieur Rom quand je serai de retour au poste que tu as déserté. Les hôtes de cette forêt voient mais ne parlent pas.
Le problème, c’est la balle. Monsieur Rom n’aime pas le gaspillage.
Pauvre Boucaneur, regarde-toi maintenant. Tu vas arriver au paradis des ancêtres, sans ta main droite, comme un vulgaire civil. Mais faut me comprendre, Boucaneur. Il faut bien que je justifie la balle qui t’a tué. Tu vois que je suis plus intelligent que toi, je pense à tout. Mais pourquoi tu me donnes encore du travail ? Maintenant, je suis obligé de boucaner ta main droite, celle qui tirait si bien, pour la rapporter à Monsieur Rom. Tu sais bien, les Blancs n’aiment pas le gaspillage, ils aiment les comptes justes. Moi je les connais. Est-ce que tu les connais aussi bien que moi ? Ah ! Pauvre Boucaneur, tu n’as pas eu de chance. Vraiment !
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AnchorKapita : chef
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