Marie Laenen : Sous terre

Je ne sais pas pourquoi j’ai dit ça. Vraiment, je ne sais pas. La femme m’a raccroché au nez, un coup sec et vibrant dans mes tympans malgré sa main tremblante, suivi d’une longue tonalité grave et ininterrompue. J’ai remis le combiné en place. 

C’est Ming qui m’avait donné le numéro. Trois jours auparavant, alors qu’on était assis sur un banc tranquillement à fumer et à regarder les poissons tenter de survivre dans l’étang moisi derrière la caserne, je lui ai dit comme ça :

— J’ai envie de baiser.

— Tu parles, il a dit. Qui n’a pas envie de s’en faire tailler une par ici.

Il a désigné la caserne, les dortoirs puants et pullulant de soldats imberbes, comme nous, et le bâtiment des officiers d’un geste vague de l’avant-bras.  

— Je peux t’enculer derrière les buissons si tu veux, a-t-il ajouté après un long silence.

— Sans moi. 

J’ai balancé mon mégot à la gueule des poissons et je me suis levé. Il y en avait même un, gris scintillant, qui essayait de le gober, avec ses yeux de spectre effarouché et sa grosse bouche ventouse. 

— Attends.

— Je t’ai déjà dit que tu n’étais pas mon type.

Il s’est retourné vers moi, la cigarette toujours coincée entre deux lèvres rouges et moqueuses. Ses yeux brillaient. Xiaoming, c’est un drôle de petit gars. Avec sa gueule tordue et son regard enfoncé de tricheur, il a le tour avec les femmes.  

— J’ai entendu parler d’une fille, qu’il m’a dit.

— Une fille ? Moi aussi j’ai entendu parler d’une fille, de plein de filles, j’en entends parler tous les jours.

Je me moquais de lui mais j’ai quand même fait un pas en arrière. 

— Cette fille-là, tu ne la connais pas, il y a que moi qui la connais. C’est une fille…, il grimaçait malicieusement, pas farouche. 

— Et après ?

Je me suis tourné vers lui, j’ai plié un genou et posé une pompe dégueu sur le banc, les mains croisées. 

— Après… c’est plus mon problème. J’ai son numéro.

— Bon file-le moi.

— A l’intérieur.

Il s’est levé et m’a fait signe de le suivre. Comme nous nous dirigions vers la caserne, il m’a ordonné à mi-voix :

— Traite-la bien. Je veux pas d’emmerdes. 

J’ai hoché imperceptiblement la tête. 

Les couloirs étaient déserts à cette heure du jour : tous les gars faisaient la sieste. On en a croisé deux occupés à jouer aux cartes sur un tabouret, la clope au bec. Le dortoir semblait enveloppé par le silence du sommeil des soldats. De temps en temps, le bruit d’un râle, d’un ronflement ou d’un maigre gémissement parvenait jusqu’à nous. La musique d’une armée au repos n’a rien d’apaisant. Tous ces jeunes types endormis n’avaient rien de bien terrifiant non plus, à dire vrai. Ce sont les phantasmes se promenant dans leurs rêves qui m’effrayaient. 

Nous étions arrivés à la chambrée de Xiaoming et il m’écrivait le numéro de téléphone sur un bout de papier. Il me l’a tendu et je l’ai mis en poche, sans un mot. Un coup de sifflet a retenti au loin : la sieste était terminée.

Trois jours s’étaient écoulés et je n’avais toujours pas appelé. Je me demandais ce que je pouvais bien lui dire, à cette fille que je ne connaissais pas et qui ne me connaissait pas. Peut-être aurais-je dû lui dire que j’avais seulement envie de baiser, c’eut été bien plus simple.

Quand je me suis enfin décidé à téléphoner, c’est sa mère qui a décroché. Je lui ai demandé la permission de parler à sa fille ; elle m’a répondu qu’elle n’était pas disponible pour le moment. J’ai insisté. La femme au bout du fil s’est emportée. Qu’est-ce que je lui voulais, à sa fille, et puis qui appelait d’abord ?

Je ne sais pas ce qui m’a pris. Je voulais juste lui parler, à sa fille. Je me suis mis à insulter la pauvre femme. Elle s’est mise à crier. Puis j’ai dit, la voix chargée de dégoût : « Votre fille s’est fait mettre enceinte. » C’est à ce moment-là qu’elle a raccroché. J’ignore pourquoi j’ai dit ça. Je sais que j’aurais dû avoir honte, mais au contraire c’est un soulagement jubilatoire qui m’a chatouillé l’estomac. Une vague d’excitation malveillante a déferlé le long de ma colonne vertébrale, s’est agrippée à mon bas-ventre et s’y est sauvagement logée. C’était un sentiment de colère exaltée, de vengeance assouvie, à peu près ce que doit ressentir un bourreau lorsqu’il lève sa hache au ciel avant de l’abattre sur la nuque d’un condamné à genoux. 

Je me suis levé et je me suis caché le visage des deux mains. J’avais peur d’apercevoir mon reflet dans la vitre, cette expression hideuse qu’il devait avoir revêtue. Je suis allé dormir, marchant la tête basse. J’ai dormi d’un sommeil sans rêve, profond et délicieux.

La vie ici n’a rien d’un roman. Tous les jours, on nous botte le cul à six heures du mat’ pour l’entraînement matinal. Par tous les temps, qu’il pleuve, qu’il neige ou qu’il vente, les troupes sortent, au garde-à-vous, puis au pas de course, un défilé de marionnettes courant vers son destin : les coulisses, l’arrière-scène, le néant. L’après-midi on mange, on dort, on joue aux cartes ou au mah-jong, on perd de l’argent ou des clopes quand on n’en a pas, puis c’est reparti, on court, on mange, on se tape devant la TV, obligés de mater les news qui proclament la grandeur du peuple chinois. Extinction des feux à vingt et une heures. 

Je suis pas un gaillard vaillant. Non en vrai je suis une grosse merde, une masse d’os et de muscles toujours en mouvement, mais la tête vide et le cul qui colle grave au siège. Je suis ici depuis des années, depuis mes seize ans et peut-être bien que je crèverai ici. En vrai, les jours passent à vide. De temps en temps, on déniche une bonne raison de se saouler ou de se battre, d’acheter des bricoles à des fraudeurs ambulants. L’hiver dernier on était tombé sur une petite vieille qui nous refilait du jambon à deux trois yuans, pas loin de la caserne. N’a l’air de rien mais, dans l’armée, ils investissent pas vraiment dans la bidoche. 

Je me souvenais très bien de cette fille que j’avais voulu appeler. J’ai retéléphoné, c’est elle qui a décroché. Elle avait une petite voix très douce et très calme. Elle n’a pas crié. Elle m’a juste demandé pourquoi j’avais fait ça. Elle m’a vraiment coupé le sifflet. J’ai bredouillé que je n’en avais pas la moindre idée. Et c’était vrai. Au fond, je n’avais agi que sous l’effet du trop plein de testostérone qui malheureusement ne brûle pas aussi facilement que les calories pendant l’entraînement. 

Ensuite elle m’a demandé qui me l’avait dit. Dit quoi ? j’ai demandé. Je suis vraiment trop con. Que j’étais enceinte, mes parents m’ont forcée à avorter avant-hier… Je pouvais presque apercevoir ses larmes couler le long de ses joues, tant elles étaient épaisses dans sa voix. 

J’ai raccroché. J’ai allumé une clope et j’ai pris ma tête entre deux mains sales, un immonde rictus au coin des lèvres. Si je n’avais pas l’étrange impression d’y être déjà en permanence, j’aurais voulu rentrer sous terre. Je n’avais qu’une seule pensée en tête, en boucle comme en enfer dans mon crâne : « J’ai toujours envie de baiser ».

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