Joachim Séné : Un moment calme

Certaines chemises l’apaisaient plus que d’autres, tandis qu’au fer il les lissait. Debout, devant la planche à repasser, il appuyait sur le fer, sur la chemise, pour écraser les plis mais surtout il passait et repassait là où le tissu n’était pas parfaitement lisse, jusqu’à ce qu’il fût parfaitement lisse. Des allers, des retours, marche-avant, marche-arrière, les yeux perdus dans les plis qui s’estompaient, les yeux perdus dans l’infinie finesse des entrelacs de fils de coton. Le mouvement du bras droit, aller, venir, repartir, reculer, revenir, le mouvement du bras gauche, tenir la chemise, tirer un peu, appuyer sur certains plis à la main devant le fer, tous ces gestes lents hypnotiques. Petit à petit, la chaleur qui venait au tissu et, de là, aux doigts. Le bruit régulier du glissement du fer. Le grésillement de l’eau chauffée par la résistance. 

Le moment du repassage, ces répétitions de gestes lents, c’était là quelque chose qui vidait son esprit, le vidait sans le remplir comme la télévision, le vidait vraiment, en chassait les nuages, écartait les idées en masses qui toujours assaillent la conscience et ne laissent aucun repos. 

Une nouvelle chemise et c’était encore le bruit de la vapeur crépitant entre le fer et le tissu, chuintement irrégulier expirant un nuage vite dissipé. C’était agréable comme d’entendre un ruisseau bouillonner entre des pierres moussues, sous les feuilles vertes éclairées d’été dans une forêt de montagne. Le déclic régulier, peut-être régulier, en tous les cas leitmotiv, du thermostat intégré, la lumière rouge qui allait avec. Un déclic doux, plastique, pas comme celui de la bouilloire qui s’arrête trop brusque, métallique, non, un déclic coton. 

Une nouvelle chemise et c’était encore le bruit du fer contre le tissu, ce pas glissé comme un patin sur un parquet, ce frottement tendre et chaud qui laissait derrière lui l’horizontal et le plat d’un travail bien fait. 

Ce qu’il préférait, c’étaient les grands espaces à défricher des draps, étendues à parcourir si longtemps… Faire glisser le fer sur tout ce coton à la vapeur et leur commun ronron liquide et végétal, tout cela augmentait le repos, le doux plaisir. Sous l’action de la vapeur d’eau et de la quantité de travail déjà fait, sentir enfler l’odeur du linge, sous l’action lente sentir ce parfum transporté par les éphémères nuages sortis du fer… Toujours en regardant vaguement le tissu, le fer, la vapeur, les yeux fixes sur ce qui disparaissait et l’esprit flânant où il ne se souvenait jamais, simplement perdu, simplement libre peut-être, dans la vaste étendue où le temps semblait aussi se dilater, perdre ses plis, comme tout le reste d’ailleurs, tout semblait perdre ses plis, ses accrocs, ses difficultés… Comme il serait bon d’avoir la vie si facile à délier qu’un drap à repasser. 

C’est pourquoi souvent il terminait par les draps, mais aujourd’hui, pas de draps. Les six chemises sur les six cintres en bois, il les accrocha comme de coutume au portant, afin que Monsieur vît les chemises nouvellement repassées et les rangeât lui-même dans son dressing comme il l’entendait. Ensuite il enroula lentement autour du pied du fer le fil électrique gainé de tissu épais et le posa sur la grille de métal au bout de la planche. La planche restait toujours dans ce coin de la pièce, prête à l’emploi. Monsieur repassait-il des chemises, des pantalons, des T-shirts, la semaine, seul ? Il sortit de la chambre et emprunta le couloir en L jusqu’au salon, regarda le travail qu’il avait accompli avant de s’occuper du linge – parquet nettoyé, meubles époussetés, vaisselle faite et rangée – il prit sa veste qu’il avait laissé sur le dossier d’une chaise et sortit en fermant derrière lui avec son double des clés. Il rangea ce double dans l’enveloppe aux initiales de Monsieur dans son sac à dos et prit une autre enveloppe avec d’autres initiales et compta mentalement le temps pour arriver là. Trois stations de métros plus le temps de marche et d’attente, quinze minutes tout au plus comme chaque lundi et chaque jeudi. Il ne sut pas pourquoi, aujourd’hui comme chaque semaine, il comptait ces stations, la marche à pied, ces minutes. 

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