Christophe Grossi : Le geste qui pousse au précipice

À chaque assassinat prémédité préside un cérémonial préparatoire et toujours, après, un cérémonial propitiatoire. Le sens de l’un et de l’autre échappe à la conscience de l'assassin. (Jean Genet)
 
J'étais là, le type aussi était là, ponctuel, et paf ! comme ça, sans même me regarder, à peine un arrgh ! guttural décevant, il est mort sans même savoir qu'il était devenu pour moi une œuvre d'art. C’était la première fois. La première fois que je tuais quelqu’un. La première fois aussi que je tuais quelqu’un par amour. Et la première fois également que je tuais un homme. Je ne sais pas si j’aurais eu le courage de tuer une femme. Finalement, c’est aussi bien comme ça. On ne va pas changer le cours de l’histoire, j’ai tué un homme et non pas une femme, c’est très bien, on ne va pas en parler pendant des heures, je devais tuer un homme et c’est un homme que j’ai tué.
 
Comme tout le monde j'ai vu des dizaines de films, de téléfilms et de séries dans lesquels un personnage à un moment donné de l'histoire est amené à tuer quelqu’un de sang-froid, Je vais te réduire en bouillie. Parfois il m’arrivait de me demander ce qu’on peut bien éprouver lorsqu’on a face à son revolver quelqu’un de, disons, désarmé, qui a peur et qui va mourir. Je me posais la question, voilà tout. Rien de plus. Et puis un jour, j’ai tiré, le doigt appuyé sur la touche repeat.
 
La détonation a été si violente qu’elle m'a percé les tympans et j'ai même pensé que le coup était parti d’un autre revolver que le mien. Si j'avais su, j'aurais demandé à quelqu'un de bourrer ses index dans mes oreilles délicates. Et comme visiblement il n’avait rien à me dire Pierre Frisbee, à part un petit arrgh ! guttural, je n'aurais pas manqué grand-chose.
 
Après avoir tué Frisbee, j’ai pensé à Émilie et j'ai gueulé son prénom à la face de celui qui ne se demandait plus ce qui lui arrivait puisqu'il était étendu face contre terre, raide. C’était un poème, sûrement, assurément, véritablement. Un poème d’amour. Tout court. De mort. D’abord. Voilà. Et tandis que je criais mon poème, je continuais de fixer Pierre Frisbee, sans force, sans vie.
 
Vous ne deviez pas aimer la poésie, Pierre ? 
 
Pourtant avec toutes les couleurs qu’il y avait chez lui, entre le vert de la couverture de son fauteuil et de sa peau, le rouge de la couverture de son fauteuil et de son sang, le rouge et le bleu de sa moquette, le blanc de ses yeux et le noir des miens, on aurait pu refaire des centaines de poèmes avec les Voyelles de Rimbaud.
 
A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles, 
Je dirai quelque jour vos naissances latentes : 
Je te tue par le feu de mes yeux doux qui roulent. 
Toi tu fuis de bonne heur', clignant ton œil d’ordure, 
Inconscient de ce sang qui à jamais s’écoule, 
Un dernier regard mort sur l’immonde ouverture, 
Oubliant que déjà ta moquett' boit la tasse, 
Ignorant que déjà cher Frisbee tu trépasses. 
 
Quand tout s’est calmé, je me suis assis sur le fauteuil recouvert d’une couverture imprimée de losanges verts et rouges, du tissu écossais pour être précis, et j'ai allumé une sèche. À mes pieds et à sa façon, le corps peu causant de Frisbee fumait lui aussi. Son sang progressait lentement sur la moquette, petite coulée de lave, tranquille.
 
Dans votre malheur vous avez eu de la chance, Frisbee, car vous n'avez pas souffert. Vous auriez pu tomber sur quelqu’un de brutal et d'insensible ou bien sur le boucher du crime. Ces choses-là, on ne peut jamais les prévoir, n'est-ce pas ?
 
Retrouver les lettres d'amour qu’Émilie lui avait écrites a été plus long que prévu. Vexé, j’ai allumé un feu dans la cuisine. Là, tout s'est accéléré. Il te faut décamper sur-le-champ je me disais sinon tu vas y rester et il n’y a pas pire compagnie que celle d’un mort. Comme je ne trouvais plus la porte d’entrée j'ai sauté par la fenêtre, on était au rez-de-chaussée. Quand sa maison a fait boum ! j’ai pensé qu’on n’était plus en sécurité nulle part. Il y a toujours un immeuble qui explose ou une voiture ou une poubelle ou une bonbonne de gaz ou un sac de sport. Bref, Pierre-Frisbee-l’assureur n’était plus Pierre Frisbee, n'était plus assureur et surtout il n’était plus l'amant de ma femme. Tout s'est mis à valser.
 
Le maladroit ne casse jamais volontairement les objets de valeurs auxquels les autres tiennent. Le maladroit provoque des malentendus, voilà tout. Depuis gamin c'est comme ça, je bousille tout ce que je touche. Et comme je suis également du genre distrait, avant de quitter l’appartement j’avais aussi oublié de prévenir Émilie que je partais tuer Pierre Frisbee.
 
Émilie, tu n’aurais jamais dû me tromper avec cet homme, surtout pas avec un assureur, on n'a eu que des problèmes avec ces gens-là. Si tu avais choisi quelqu’un d’autre, peut-être ne l’aurais-je pas tué, pas immédiatement disons et j’aurais (peut-être) pu lui parler avant de le descendre. Or là, je savais qu’il n’était pas possible de discuter avec un assureur.
 
Les flics ont mis exactement une heure quinze avant de découvrir qui était le tueur vu que je me suis dénoncé depuis une cabine à cartes. J’ai dit, Allô, j'ai tué Frisbee, puis je suis rentré à la maison. En arrivant, j’ai branché le radio-réveil sur linfolinfolinfo. Un journaliste répétait que l’attentat qui venait d'avoir lieu chez l'assureur Frisbee bien connu dans le quartier Est de la ville avait été revendiqué par un homme qui avait appelé le commissariat en indiquant qu’il était bien le meurtrier de Pierre Frisbee mais qu’il n’avait pas laissé son nom. Je n'ai jamais prétendu avoir commis un attentat ! Je suis donc redescendu et j’ai rappelé depuis une autre cabine, Allô, oui, c’est encore moi, il faudrait bien dire à vos supérieurs et à linfolinfolinfo que ce n’était pas un attentat mais que Frisbee avait bien mérité sa mort artistique. Pas de réponse, visiblement la nana du standard s’en foutait de cette histoire. 
 
Quand je suis remonté chez nous, Émilie était rentrée. Elle venait d’apprendre la nouvelle. Évidemment, elle cachait sa peine, refoulait ses larmes et moi, évidemment, je faisais comme si de rien n’était. Je jouais au benêt, On dirait que tu vas te mettre à pleurer ? et elle, qui ne jouait pas au même jeu, Non, c’est à cause du seuil de pollution, ils l'ont dit à la radio. Franchement, je n’avais pas remarqué. Pourtant je ne suis pas le bigleux de service, moi.
 
Pour me calmer je suis entré dans la salle de bain. Dans ces cas-là, une douchette c’est bien pratique : l’eau coule dans vos oreilles et masque la misère, c’est si simple quand on a une douchette, de l’eau chaude et de l'eau froide toutes deux mélangées et le reste est occulté, vous n’êtes plus au courant de rien, l'eau masse vos fesses, les morts, les incendies, vous êtes à quelques centimètres du pommeau de douche qui projette de l'eau sur vos omoplates, les tremblements de terre, les coups d’état, vous vous en foutez de tout ça parce que vous êtes sous la douche et que de l'eau de plus en plus chaude vous brûle cette fois les bourses, les élections, le tiercé, la nuque, la colonne vertébrale, les revues de presses nationales ou étrangères, ça glougloute dans les oreilles, les gros titres, ceux qui font parler et peur, restent derrière le rideau, hum ! comme c'est agréable une bonne douche, plus rien, plus rien ne vous intéresse, plus rien ne vous concerne, plus rien ne vous atteint, même pas la météo marine. Vous sortez alors de la salle de bain, vous êtes un autre homme, neuf, propre, serein, calme, apaisé, détendu, prêt à croquer la vie à pleines dents.
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