C’est une histoire à trois personnages. Ou presque. Deux hommes d’abord. Deux jeunes hommes. L’un est brun, le teint mat, les yeux doux. L’autre est un roux. Un roux qui embrasse une fille sur le seuil d’une porte. Il a passé ses grands bras autour de la taille de la fille, Le Roux. Il a refermé ses grands bras. Comme une cage, ou une pince. Il l’embrasse tendrement, la fille. Tendrement, mais avec force. Avec du bruit, comme au spectacle. C’est un baiser-spectacle, un baiser qui dit : regardez-moi. La fille ferme les yeux, le baiser se prolonge.
Un peu à l’écart, Le Brun, l’autre, celui qui regarde et qui n’embrasse pas, décolle avec l’ongle de son pouce un petit morceau de peau au coin de l’ongle de son petit doigt. Avec l’ongle de son pouce droit, un petit morceau de peau au coin de l’ongle du petit doigt de la main droite. Et l’information bout de peau décollé, petit doigt, main droite s’enregistre quelque part dans le cerveau du Brun. Sans qu’il ne l’ignore. Sans qu’il ne le sache vraiment.
Puis Le Roux et Le Brun sont dans une voiture. C’est le Roux qui conduit et il dit : tu vas voir. Il dit : endroit formidable. L’autre dit : rien qu’un verre. Le Roux pense : dernier soir. Fêter ça. Le Brun : ne pas l’abandonner. Pas ce soir.
Et aussi : occasion. Et aussi : peut-être.
La voiture s’arrête dans un parking. Le parking réservé aux clients d’un bar dont les néons clignotent. L’oasis. Un néon bleu dessine les six lettres stylisées. Deux autres néons, un orange et un vert, se partagent le tronc et les palmes d’un cocotier. Le cocotier clignote, les six lettres clignotent. Alternativement.
À cet instant, s’il était plus attentif, Le Brun comprendrait. Rien qu’en regardant la façade de L’oasis, ses volets fermés, ses lettres clignotantes, son cocotier clignotant, puis la sonnette, le judas, il devinerait. Mais il n’est pas attentif. Il pense à autre chose. Il pense à la vie, à l’amour. Il pense au Roux, au Roux qui va se marier demain. Qui sera marié demain et qui va jurer amour et fidélité. Fidélité et amour jusqu’à la mort qui sépare. Il pense : amour, jurer, mort qui sépare et au fond de sa poche droite, il gratte. Il gratte à nouveau la petite peau, le coin de l’ongle, la petite peau un peu plus arrachée dont la douleur le surprend, étonnante de précision, étroite comme l’endroit où elle niche et pourtant aiguë, profonde, presque cruelle.
Puis le temps fait un bond. Par-dessus Le Roux qui sonne à la porte, par-dessus le judas qui s’ouvre, par-dessus Le Roux qui rit avec le portier et leurs pas sur le carrelage beige moucheté de marron. Un bond : ils sont à l’intérieur et c’est l’intérieur d’une boîte. D’un parallélépipède rectangle fermé, scellé, avec juste un judas pour regarder dehors.
Les pupilles du Brun se dilatent. Lentement. Le peu de lumière à l’intérieur de la boîte prend tout son temps pour croquer les ombres qui la meublent. Le Brun s’est figé. Il pense piège, prison, partir. Mais c’est déjà trop tard : Le Roux est au comptoir, il enlace une fille, il en embrasse une autre. Le Brun s’approche, bouscule, s’excuse, s’assied. Puis sourit, faute de mieux. Il baisse les yeux, regarde ses mains. Elles sont bleues, presque vertes, elles sont marbrées par la pénombre froide. Au coin de son petit doigt, une écorchure mauvâtre lui fait mal.
Puis Le Roux n’est plus là. Les yeux du Brun le cherchent. Il pense : je ne dois pas m’inquiéter et il gratte, chipote, titille la douleur. Je ne dois pas m’inquiéter et qu’ils vont se poser, boire un verre, discuter. Aussi qu’une confidence, souvent, ça en entraîne une autre. Et puis qu’ils sont amis, Le Roux et lui. Ne pas m’inquiéter : Le Brun se lève, il faut qu’il le retrouve.
Pardon, pardon. Excusez-moi. Il y a du monde. Ça l’énerve, Le Brun tout ce monde. Et tout ce bruit. Surtout le bruit. Pardon. Puis il le voit. Là, au coin du bar, à droite, sous l’escalier en colimaçon. Avec une fille. Avec une pute. Une putain à qui Le Roux roule une pelle. Une putain à qui Le Roux pelote le cul par-dessous la jupe. Le Brun pense : putain. Le Brun pense : minable bordel de grand-route. Il avale sa salive et avance. Droit sur Le Roux, Le Roux qui le voit et qui rigole. Le Roux qui lui tombe dans les bras, l’embrasse, lui tape dans le dos : Mon ami. Demain c’est fini. De bonne guerre, mon frère. De bonne guerre. Et Le Roux remet sa main sur le cul de la fille et cette main pousse ce cul dans l’escalier en colimaçon.
D’abord, Le Brun reste là. Puis il se retourne, s’assied au comptoir et regarde devant lui. Le vide devant lui.
C’est ici qu’entre en scène le troisième personnage. C’est une fille. Une autre fille. Elle a repéré Le Brun, assis sur son tabouret de bar. Elle a repéré ses yeux et tout le vide immense dans lequel ils se perdent. Elle s’approche. C’est La Blonde. Elle est un peu trop maquillée, La Blonde. Surtout les yeux. Elle a comme deux rivières noires et grasses dessous. Des rivières qui se jettent dans un petit lac noir et rond. Un petit lac d’encre au coin de chaque œil, un petit lac un peu dégoûtant. Tu danses ? Le Brun hoche la tête. Tu bois alors ? Le Brun sourit mais sa bouche est tordue. Ils boiront.
Maintenant, devant La Blonde et Le Brun, toujours au comptoir, la bouteille est vide. Le Roux n’est pas descendu. Le Brun dit à La Blonde qu’elle a des seins comme des oreillers. La Blonde rit : Tu as envie d’aller te coucher ? Le Brun commande une autre bouteille. Je ne suis pas intéressé. La Blonde sourit et son sourire va se nicher tout en haut de sa joue gauche, juste sous l’œil bleu ponctué de noir gras. Alors cet œil sourit aussi : Je sais ça. Les femmes ne t’intéressent pas. Tu es gay.
Le Brun a posé la bouteille. Il n’a pas rempli son verre. Il regarde La Blonde. La Blonde et ses yeux noircis, La Blonde et ses seins comme des coussins de plume. Tu es gay. Elle a dit ça comme ça. Trois mots, c’est tout. Je-vais-bien : trois mots. Tout-est-calme : trois mots. Je-suis-gay : trois mots, trois notes, trois temps, un pas de valse qui déleste tout le poids du secret, du déni. Trois mots et même la peur pâlit. Trois mots. Un sourire. Un rideau que l’on tire, une cage qui s’ouvre. Trois mots.
Le jour se lève. Il dit : Je suis gay. Gay. Je crois que je vais t’embrasser. Elle renverse la tête, rit. Viens plutôt danser. Ils dansent : La Blonde comme d’habitude ou presque, Le Brun comme s’il n’avait jamais dansé.
Puis ils se rasseyent. Le Brun est lumineux, lumineux en silence. La peau au coin de l’ongle de son doigt lui fait mal. Surtout quand il la touche, c’est pourquoi il la touche. Et insiste, et caresse, et excite. L’envie monte, une envie qui l’enivre. Une envie malgré la douleur ou parce que la douleur. Une envie de sentir, d’arracher, de crier. Tu sais, mon copain, Le Roux, il va se marier. J’aimerais bien lui dire. J’aimerais bien qu’il sache. La Blonde sourit encore. Alors dis-lui.
Le Roux est revenu. Il s’est assis, au bar, entre La Blonde et Le Brun. Il a cligné de l’œil, il a poussé du coude. Le Brun a porté son petit doigt à la bouche. Entre ses incisives, délicatement, il a capturé la petite peau décollée et puis il a tiré, lentement, laissant monter la douleur. Dans le bout du doigt du Brun, dans cet espace minuscule, dans ce détail infime, l’élancement s’est installé, fulgurant et profond, terrible. Une souffrance effrayante mais une douleur de vie, le cri d’un nouveau-né. Le Brun regarde Le Roux, La Blonde. Il sent son cœur qui bat, la douleur-vie qui bat là, dans son doigt. Qui bientôt passera.
Alors il parlera. Oui, sans doute, il dira.