Sabine Normand : Une question de jours

10 octobre 
 
Mala,
Ceux qui parlent ne reviendront pas. 
Une balle t’a traversé le cerveau pour se loger dans la nuque. Ta nuque frêle de fille qui veut aller à l’école. Ta nuque penchée sur les cahiers, les livres. Ta nuque droite et forte. 
Je revois ton visage sur la civière. Tuméfié, les yeux fermés. Je le vois dans mes rêves, ce visage qui ne dit plus rien. Je te vois pleurer et tendre le poing devant les caméras. Je te vois avoir peur, le matin d’aller à l’école. Peur de te faire assassiner. Que  l’école soit brûlée, incendiée.
Les images dans ta tête, quand vas-tu les dire ? Comment ? Celles qui défilent en boucle. Mais ce n’est pas la télévision
C’est la réalité. La réalité du matin. À chaque porte, à chaque carrefour, la mort attend. 
Je revois ton visage. J’entends ta voix.  Je vois tes larmes et tes poings. Ton sourire. Ta nuque baissée. 
Tes yeux sont fermés. Pour combien de temps ? 
Je suis là. J’écoute. 
Nous écoutons ta voix. Nous entends-tu, là où tu es ? 
Une seule balle a suffi pour t’arrêter. Une seule. Elle a dévié de sa trajectoire. Tu n’as pas eu le temps de détourner la tête. Tu n’as pas pu.
Je revois ton sourire. J’entends ta voix. Ne pleure pas. Nous sommes si nombreux derrière toi.
 
11 octobre
 
Aujourd’hui j’ai vu des femmes dans la rue brandir des banderoles avec ton visage. Le leur était tendu en attente de savoir si tu vas vivre. Le monde est en colère.
J’ai vu le visage de ces femmes et j’ai vu le tien. Celui de ton père, dans le film qu’a fait un Américain, où on te voit si calme et si fière. Trop. Où on te voit jouer avec tes frères. On voit ta maison, on voit où tu habites. On te voit dans la voiture à côté de ton père, quand vous revenez dans la ville, après l’invasion. Votre émotion quand vous reprenez possession des lieux que vous aviez quittés trois mois auparavant. 
Ta maison, ta chambre, tes cahiers. Je te vois pleurer devant ton oiseau mort. Te cacher, puis sourire à la vue des livres, à l’idée de reprendre l’école.
Je vois ton visage. Tu voulais sauver ton pays. Tu n’y es pas arrivée. 
Le monde entier pleure et espère. Le monde entier.
Ou es-tu maintenant ? Dans quel hôpital ? Est-ce que l’on va t’évacuer en Europe ? C’est probable. Ils en ont les moyens. Je pense à toi. Où tu vas aller continuer à vivre. Peut-être. Si tu survis.
Je revois ton visage quand tu parles de devenir médecin dans le film, puis quand tu dis que tu veux devenir une femme politique. Toi si timide. Quelle force t’anime. Tellement forte qu’on a voulu t’arrêter. On a voulu. 
Parfois une force dirige notre vie. 
On ne sait pas pourquoi. Pourquoi chercher à l’expliquer. Il n’y a rien à expliquer. 
Il y a à faire. Tant à faire.
Je t’écrirai demain.
 
13 octobre 
 
J’ai vu les nouvelles à la télé. Ils disent que tu es sauvée. Que tu as soixante-dix pour cent de chance de vivre. Mais que le cerveau est atteint. 
Soixante-dix pour cent. 
Au début, ils disaient que la tête n’était pas touchée et maintenant, oui. Que tu as une chance. 
Dans la journée, on a su que tu avais été transférée dans un autre hôpital et qu’un couple d’Anglais, médecins, étaient venus prêter main-forte. 
On ne peut pas te transporter. Tu es immobilisée. Arrêtée. Entre la vie et la mort. Ton destin en morceau. Ta vie tient à un fil. Un fil de cheveux que tu retenais sous le voile parfois trop lâche.
Ici, on nous bâillonne. À coups d’images, d’infos bidon et de bourrage de crâne. On fait tout pour nous endormir. 
Mais les vrais héros vaincront.
Un jour, le monde saura où est la vérité.
 
14 octobre
 
Mala,
Notre fille, notre sœur. Ils disent tous ça dans la rue. Ils prient pour toi. Pour l’Occidentale. Celle qui défendait d’autres valeurs. Tu es connue des gens de la rue, des professeurs, des cordonniers. Le monde entier te connaît. Tu n’es plus anonyme. Tu es devenue une icône. 
Comme nous. Quand tu te réveilleras, ta vie aura changé.  La nôtre aussi.
Ils disent que c’est injuste, que le gouvernement ne fait rien. Qu’il devrait payer pour ce qu’il a fait.
Entends-tu ? Le monde bruisse pour toi. Dans les journaux, les quartiers, les échoppes. Sans le vouloir, tu deviens leur fille, leur sœur, à chacun d’eux. 
Peut-être préfèrerais-tu rester anonyme ? Mais c’est impossible. Impossible désormais. TOUT LE MONDE te connaît.
Combien de larmes as-tu dans le cœur ? Ton cœur est grand semble-t-il. Es-tu sûre qu’Allah saura te défendre, qu’il reconnait toujours ceux qui l’appellent ?
Tu ne me connais pas. Tu ne sais rien de moi. 
Moi je sais l’essentiel.
C’est bizarre, tu ne trouves pas, d’écrire à quelqu’un qui ne peut pas répondre, qui ne te connait pas. Mais comment faire, comment faire autrement ? Impossible. 
J’arriverai bien à te contacter. Je saurai te retrouver. 
À travers le temps, les fleuves, les rivières, les frontières, les ambassades. 
Je trouverai ton adresse. 
Nous devons nous rencontrer.
C’est ton destin. Le mien. Mektoub.
Ton destin, le mien, un jour se croiseront. Et ce jour-là, tu connaîtras la vérité.
 
15 octobre
 
Mala,
C’est moi. Je ne t’oublie pas. PAS DU TOUT. Tu es dans ma tête pour TOUJOURS. 
J’ai envie de parler de toi à tous ceux que je croise. Pour leur dire ce que tu as fait.
Je vois que partout, des hommes, des femmes, des enfants, se sont mis à prier pour toi. Dans les écoles, les mosquées, partout. Même le président est venu à ton chevet.
Aujourd’hui j’ai réussi à savoir que tu étais partie pour venir en Angleterre. J’attendais cette nouvelle. Enfin je vais pouvoir t’approcher. On dit que l’on a enlevé le respirateur puis qu’on te l’a remis. 
Je pense à toi tout le temps. Ce n’est plus qu’une question de jours.
On dit souvent que l’action bouleverse le destin. 
Le tien. Le mien. Bientôt.
Souris-moi. Attends-moi. 
Je saurai te faire taire.
Je te revois dans la cour, pleurant pour un poulet mort. Dans la voiture avec ton père lors du retour à Mingara.
Le chant de l’oiseau brille dans la nuit même quand les étoiles sont éteintes. Et au matin, son chant est encore plus beau, plus cristallin. Ce chant, c’est le mien, c’est le tien.
Quelle nouvelle, Mala. Ce matin tu es là, et c’est un nouveau jour qui commence.
 
16 octobre
 
Je cherche sur internet dans quel hôpital tu es arrivée. Où tu es soignée. 
Je ne t’oublie pas. Difficile. 
Je trouverai vite, soit en persuadée. 
J’ai hâte. De voir la martyre. Celle qui n’a pas peur, celle qui a osé parler. Osé NOUS défier.
Quand tu liras cette lettre, je serai tout près.
 
17 octobre
 
Ça y est. Je t’ai localisée. Plus que quelques jours. Soit sûre de ma venue.
 
18 octobre
 
Ce n’est plus qu’une question d’heures. Il FAUT que tu ouvres les yeux. 
Et quand tu les ouvriras, je serai à tes côtés. 
Tu verras mon visage, mes yeux. 
Et tu sauras que RIEN, JAMAIS,  ne saura nous échapper. 
Je saurai te faire taire. 
Tes yeux, je les fermerai à jamais.
Quand tu liras cette lettre, ce sera trop tard.
Je posterai cette lettre, partout, pour qu’Ils sachent. 
Qu’on ne devrait pas défier la Loi.
Et qu’Ils prient. 
Encore. 
Et encore.
 
 
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"Une question de jours" est inspiré par de l'histoire de Malala. Cette petite fille pakistanaise est devenue le symbole de la lutte pour l'éducation après avoir été victime d'un attentat des talibans. Le 12 juillet 2013, Malala Yousafzai a donné un vibrant discours à la tribune de l'ONU. Elle y déclare entre autres que « Les extrémistes ont peur des livres et des stylos. Le pouvoir de l'éducation les effraie. » 
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