Emmanuelle Pol : Une Seule fois

Des centaines de photos anonymes, oubliées dans les livres revendus chaque jour au Pêle-Mêle du boulevard Lemonnier, sont affichées sur les murs. Un écrivain en choisit une, s'en empare et invente son histoire. Cet hiver, ONLIT REVUE vous propose "Pêle-Mêle", une série publiée à l'origine dans le Focus Vif durant l'été 2013 .
Une seule fois, il avait bien voulu se laisser prendre en photo.
 
- Tu verras, ça ne donnera rien, avait-il prédit. Devant l’insistance de la jeune fille, il avait fini par céder.
 
Ce jour-là, elle était venue à leur rendez-vous avec un appareil dans son sac. Une nouvelle fois, ils s’étaient rejoints à l’Intime, un hôtel de passe situé près de la boutique où elle travaillait comme fleuriste pendant les vacances, pour gagner un peu d’argent de poche. C’est elle qui avait eu l’idée, à force de voir des couples se glisser dans l’établissement voisin. Quel meilleur endroit pour leurs rencontres ? A la maison ce n’était plus possible, sa mère la surveillait. Comme d’habitude, la tenancière africaine avait passé la tête hors du réduit d’où elle contrôlait les allées-venues des clients.
 
- La trois ! avait lancé la fille, avec un sourire éclatant dans son visage noir. Elle était toujours joviale, comme si louer des chambres à des couples illégitimes, changer des draps et refaire des lits dans cette ville du Nord était la chose la plus agréable à faire, quand on avait vingt ans et qu’on était rwandaise. Et peut-être au fond avait-elle raison. Peut-être que c’était plus drôle que de taper du courrier dans un bureau, de faire la plonge dans un café ou de garder des gosses blancs mal élevés. Ici au moins, les gens venaient passer du bon temps, du temps volé sur leur vie. Ils étaient heureux. Parfois un peu gênés, madame regardait par terre pendant que monsieur payait. Parfois rigolards, échangeant des regards entendus. Parfois pressés déjà, les mains baladeuses dans l’escalier. Ils entraient dans la chambre qu’on leur avait attribuée. On n’entendait pas grand-chose, un peu de remue-ménage, puis rapidement, les grincements du lit, les gémissements. Dès que ça commençait, la Rwandaise savait qu’elle avait la paix pour un moment. Si tout allait bien ça durait un peu, avec des hauts, des bas, des crescendo, des decrescendo, des silences et des reprises. Parfois des râles, ou une claque. En général, c’était le grand cri de l’homme qui signait la fin des hostilités, un cri de bête qu’on égorge. Puis c’étaient des bruits d’ablutions, et le duo filait. Le petit couple de la trois par contre, on ne l’entendait pas, s’était dit l’Africaine. Ça faisait plusieurs fois qu’ils venaient, ces deux-là. Le garçon, c’est à peine si elle l’avait aperçu, il passait toujours comme une ombre. La fille était mignonne, c’est chaque fois elle qui payait. Jamais un son n’émergeait de leur chambre et le lit restait intact. A se demander ce qu’ils faisaient. Un jour, intriguée, elle était montée coller son oreille à la porte : elle n’avait entendu que la jeune fille parler tout bas, on aurait dit qu’elle parlait seule. Mais à quoi bon leur chercher noise. Elle avait déjà vu de tout à l’Intime. Ceux qui voulaient juste faire la sieste. Ceux qui venaient se disputer, régler des histoires louches. Un type qui louait la chambre tout l’après-midi, pour écrire, qu’il disait. Enfin, c’était leurs affaires après tout.
 
Il faisait sombre dans la numéro trois. D’épaisses tentures en velours passé masquaient la lumière du jour. Dans un coin, un ventilateur brinquebalant brassait l’air moite. A peine arrivée, elle lui avait rappelé sa promesse, avait sorti l’appareil photo – un kodak jetable jaune citron qu’elle avait acheté pour quelques francs au supermarché du coin. Il avait lancé un sourire triste, poussé un soupir.
 
-Tu es têtue hein ? Tu sais que je n’ai pas le droit. On ne devrait même pas se parler, normalement.
 
Comme pour appuyer ses dires, il s’était installé à la petite table qui jouxtait le lit, y avait posé les coudes et avait croisé les mains devant sa bouche. Elle avait observé ses doigts, de longs doigts croisés comme des ailes. Puis il avait fixé l’objectif de ses yeux sombres. La gorge nouée, elle avait appuyé, appuyé, appuyé encore sur le déclencheur. En l’espace de quelques secondes, elle avait pris les douze photos. Il s’était levé.
 
- Il faut arrêter de m’attendre maintenant, avait-il dit doucement. Aujourd’hui, c’était la dernière fois. Je dois partir pour de bon. Je ne pourrai plus revenir.
 
Éperdue, elle avait tendu les bras pour l’enlacer, fermé les yeux. Lorsqu’elle les avait rouverts, elle était seule.
 
- Au revoir, avait joyeusement lancé la Rwandaise. La jeune fille s’était glissée dehors sans un mot. Avant de rentrer sa tête dans le cagibi, l’Africaine avait eu le temps d’apercevoir son visage trempé de larmes. Ah les affaires de cœur ! Sans doute une dispute d’amoureux, et sans doute le garçon était-il parti avant la fille, car elle ne l’avait pas entendu. Elle avait l’habitude, les amants clandestins sortaient rarement ensemble de l’hôtel.
 
Quinze jours plus tard, la jeune fille marchait sur le boulevard. Elle venait de récupérer l’enveloppe contenant les photos de l’appareil jetable. Frémissant d’impatience, elle avait déchiré l’emballage, parcouru les clichés. Comme il l’avait prédit, tous étaient ratés, entièrement blancs. Sur un seul d’entre eux, le dernier, la pellicule faiblement impressionnée avait retenu un visage, des yeux sombres, deux mains croisées comme des ailes. Avant d’arriver à la maison, elle avait rapidement glissé le cliché dans un livre au fond de son sac, jeté le reste de l’enveloppe dans une poubelle.
 
- C’est toi ? avait demandé une voix inquiète lorsqu’elle avait ouvert la porte. Depuis que son fiancé était mort dans un accident de voiture, la jeune fille était retournée vivre avec sa mère.
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