Luc Baba : Colorier l'invisible

Des centaines de photos anonymes, oubliées dans les livres revendus chaque jour au Pêle-Mêle du boulevard Lemonnier, sont affichées sur les murs. Un écrivain en choisit une, s'en empare et invente son histoire. Cet hiver, ONLIT REVUE vous propose "Pêle-Mêle", une série publiée à l'origine dans le Focus Vif durant l'été 2013 .
Ma chère enfant,
C’était une belle assiette de rose, n’est-ce pas ? De quoi beurrer toute la table. L’institutrice en pleurnichait dans son éponge. Elle prenait des photos pour montrer son talent de pédagogue, l’idiote. Il faut dire qu’avant ce jour-là, tu n’avais jamais dessiné que des traits noirs, des bonshommes en os, un maigre soleil sur le front du ciel.
Et là, d’un coup, une énorme assiette de rose ! Et te voilà peignant un soir marin, ou le rose du désert de Lybie au crépuscule, peut-être un fjord au seuil d’une nuit secrète, un pâté de fleurs parfumées.
Je voulais comprendre, et tu ne disais rien.
Si je voyais un ciel rose posé sur l’océan, c’est que tu peignais souvent à l’envers, pour un petit garçon invisible assis en face de toi. « Qui c’est ? », je demandais.
Tu haussais les épaules. Je me fâchais : « C’est ennuyeux, les enfants qui ont peur des mots ! » Tu ne répondais pas, tu me parlais si peu, je suis pourtant ton père !
Les années maléfiques ont passé pourquoi ? Me voici presque vieux. Je deviendrai poussière, d’accord, mais que devient la poussière ? Une quinte de toux, une allergie dans le nez d’un inconnu.
Ma fille, j’ai cinquante ans depuis ce matin 11h10, et je pense qu’il est temps que nous ayons une conversation. Je peux monter à Bruxelles, si tu le souhaites, et t’offrir un café. J’espère que tu ne consommes pas d’alcool ! C’est affreux, l’alcool !
J’ai tant de spectres sous la peau, vois-tu ? J’ai trop longtemps erré en cherchant des réponses que tu es seule à connaître. Pourquoi cette peinture ? Pourquoi ce bleu ? Pourquoi ce rose ? Pourquoi subitement, après tant de traits noirs ?
Pourquoi ton goût pour le silence ? Était-ce une façon de t’opposer à moi, ton père ? Un père devenu écrivain, après un accident de moto. Le destin est un sorcier !
Bleu ciel ou bleu de mer ? Rose terre ou rose soir ? Désert ou crépuscule ? Fleurs broyées ?
Il m’est arrivé plusieurs fois de tremper mes semelles dans la peinture, l’une bleue, l’autre rose, et d’arpenter ainsi les trottoirs, un pas bleu, un pas rose, à cloche-pied, pour tenter de comprendre. Quelquefois, j’oubliais, car j’ai bien le droit de vivre sans souffrir en chaque seconde de l’abandon de ma fille, et ne crois pas que tu as gâché ma vie toute entière, non, d’autres que toi l’ont également gâchée depuis.
Mais il est arrivé que cette saleté d’existence me relance au visage, comme la poussière d’un autre, ces épisodes-là. Ainsi, visitant une exposition de mon vieil ami Sentenac, je me suis trouvé face à une toile rose et bleue, d’un autre bleu, d’un autre rose, mais identiquement libérée du détail, et soulignée d’un jaune sable. « Grand Dieu ! je lui ai dit. Pourquoi as-tu peint cela, mon petit vieux ? »
- Une harmonie, il a répondu.
Ensuite il a haussé les épaules, et il me l’a offert. Cadeau. Tout juste dix ans après que j’ai brûlé ta peinture. Oui, je l’ai brûlée ! Ça m’a libéré sur le coup, mais je me suis senti plus tourmenté encore les jours suivants. Une malédiction sommeillait en ton gribouillage !
Plus tard, j’ai repeint mon appartement. Un mur rose, un mur bleu. Si tu veux, tu viens voir. Il fait soleil à Toulouse.
Je joins à cette lettre la photo prise par l’institutrice. J’en ai une quinzaine de copies. Le livre où je te les envoie, tu as vu, c’est moi qui l’ai écrit. C’est mon dernier opus : un propos sur le bonheur en réponse au philosophe Alain, qui recommandait de taire ses inquiétudes par politesse. Qu’en penses-tu ?
Le livre vient de sortir en librairie, je le dédicace bientôt, viens donc le weekend prochain, nous dinerons ensuite, et je pourrai t’expliquer devant un bon repas d’ici ce que tu n’auras pas compris, ou ce que tu croiras comprendre, puisque c’est l’un de tes défauts.
Ton vieux père. Bien cordialement.
Mon vieux petit papa,
Merci pour le livre. Je te promets de le lire, et je te félicite.
J’aimerais répondre sans te fâcher, avec sincérité pourtant, et tant pis pour l’avis de tes médecins. Quand une fillette perd sa maman, il ne faut pas s’étonner de la voir dessiner au crayon noir. Le bleu et le rose, pour autant que je me rappelle, c’était garçon et fille. Et tu devais être ce petit garçon invisible pour qui je dessinais. L’institutrice m’avait dit de bien manger, pour retrouver des couleurs, et m’occuper de toi. Je l’avais écoutée.
Je ne rêve plus de te consoler, je n’aime plus tellement le rose, et je vais me marier bientôt.
Je serais heureuse que tu viennes me voir à Bruxelles.
Je t’embrasse, mon petit papa. N’abandonne pas tes soins. A bientôt.
Ta Marguerite.
Bonjour ma chère enfant,
Bleu garçon et rose fille, c’est stupide et sexiste.
Une harmonie, il disait, Sentenac. Ni ciel ni terre, alors.
Je vais écrire un autre livre. Et je vais colorier. Est-il possible de colorier l’invisible ?
Elle me manque.
L’harmonie.
Mon train part de Toulouse demain vers 8h. Puisque tu n’aimes pas le rose.
P.S. : Débarrasse-toi du bouquin avant que j’arrive.
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