Des centaines de photos anonymes, oubliées dans les livres revendus chaque jour au Pêle-Mêle du boulevard Lemonnier, sont affichées sur les murs. Un écrivain en choisit une, s'en empare et invente son histoire. Cet hiver, ONLIT REVUE vous propose "Pêle-Mêle", une série publiée à l'origine dans le Focus Vif durant l'été 2013 .
Novembre 2006, des perles de pluie glissent sur la façade vitrée de l'University College Hospital de Londres. Brian sort de la voiture banalisée, rétracte le cou dans son imper, couche sur sa poitrine une mince farde rouge. Il rentre dans l’imposant bâtiment de verre. Brian visite Alexander, un ancien du KGB, reconverti aux services secrets de sa Majesté. Un type en sursis. Brian sait qu’il voit son « camarade » pour la dernière fois. En à peine deux semaines, le corps du Russe s’est désintégré, fondant littéralement sur place. A une cadence infernale. Les organes lâchent les uns après les autres.
Alexander a ingurgité du « polonium » selon l’élite en blouse blanche. La radiocactivité de cette substance renvoie Little Boy au rang de champignon comestible. Cet Hiroshima de poche, volatil, n’est manipulable que par quelques personnes dans le monde. Et ce qui est rare se paie. En absorbant trois microgrammes à peine de cette matière posés sur un verre, Alexander a justifié l’investissement du commanditaire de son assassinat : 25 millions de dollars.
Gravissant les marches de l’escalier de secours qui mène au deuxième étage sécurisé de l’hôpital, Brian n’a qu’une question en tête. Pourquoi le tuer ainsi ? Pourquoi y consacrer tant d’argent et surtout laisser autant de temps à Alexander pour parler, révéler ce qui ne doit pas l’être ? Alexander ne représente sans doute plus un réel danger pour les Russes. Sa mort imminente servira de signal aux autres espions du froid : « si vous changez de camp, où que vous soyez, nous vous retrouverons et vous désintégrerons. Nous en avons les moyens. »
Arrivé sur le palier, Brian salua le Royal Military Police, cerbère du couloir hébergeant l’espion radioactif. Quelques types en costume noir et chemise blanche justifiaient leur salaire d’enquêteurs en avalant leur septième café. Deux blouses blanches se penchaient sur les derniers tests d’urine d’Alexander. Lorsque Brian passa à leur hauteur, il capta les mots « never seen that before ».
Devant la porte n°57, deux autres bérets rouges semblaient déterminés à ne pas laisser passer Brian sans sésame officiel. L’agent britannique présenta son badge et pousse la porte.
Un livre échoué sur le ventre, Alexander gisait dans le lit, épuisé par la lecture de quelques pages. Il avait perdu ses cheveux, une dizaine de kilos et dieu sait quoi encore. Brian frémit un instant. Et s’il était radioactif ? Alexander lut dans ses pensées et d’une voix épuisée le rassura.
- Ne t’inquiète pas, camarade. Je fais peur mais ne mords pas.
Brian se plaça au pied du lit, tapota affectueusement le tibia de son ami, et lui déposa à hauteur de hanches le dossier rouge.
- On ne sait pas encore qui a commandité, mais on sait qui était le bras armé. Tu avais parlé d’un thé au Millenium, camarade ? L’endroit irradie comme Nagasaki. C’est là que tu as avalé cette saloperie. La photo de ton barman est là.
Brian pointa du doigt la farde rouge. Alexander se redressa difficilement et ouvrit le document. Il en saisit une photo abimée.
- Et merde…Jeannine et Robert.
Jeannine et Robert Van Der Plancke. Couple aussi célèbre dans le milieu de l’espionnage que Depardieu l’est à Grozny. Au moindre coup chimique tordu, genre empoisonnement de Viktor Iouchtchenko ou crise de la dioxine belge, la CIA les place sur le podium des suspects. « Jeannine aura isolé le polonium et Robert aura amené la substance jusqu’à toi » avança Brian. Jeannine et Robert Van Der Plancke, de vrais professionnels.
Lui et sa tronche de David Niven rachitique, barbouze en espadrilles, travaillant sous la bannière de qui paie le mieux, tueur professionnel, expert redoutable en trahison à répétition. Toujours pour l’argent. L’homme rêve de posséder la Côte belge et d’y construire des immeubles de 17 étages, pour dresser un mur viré face à l’Angleterre. Il est en passe d’y parvenir.
Elle, la Marie Curie rouge, la bobonne chimiste de la mort. Intellectuellement formée à Solvay, mentalement déformée à jamais. Connue pour ses innombrables canaris, cobayes au nom de la science du Mal. Personne ne trouve grâce aux yeux de cette myope de toute humanité. A part Robert évidemment.
Alexander regarda intensément leurs visages satisfaits. Des années séparaient l’instant sur cette terrasse et le tea time au Millénium, mais leur regard ne laissait aucun doute, ils se réjouissaient de la fin du Russe.
Alexander fit disparaître l’image en la glissant dans le livre trainant à ses côtés. Il ferma les yeux. Brian pensa : « ca y est, l’émotion, il meurt ! », mais Alexander ressuscita aussitôt, tendit le bouquin à Brian :
- Emporte ça. Loin de moi. Renvoie-les chez eux. Au diable.
Brian saisit le livre, s’approcha de la porte et prononça un indélicat « prends soin de toi ». Il se rendit compte du ridicule de ces paroles. Son ami partait. Ce n’était plus qu’une question de jours.
A la sortie de l'University College Hospital, Brian voulut jeter le livre de rage. Un polar évidemment…Mais rompre le dernier souhait d’un condamné à mort portait malheur et Brian en avait eu sa dose pour la semaine. Il héla un taxi pour la gare de Waterloo. Morne peine. Direction Bruxelles.