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"Je lisais Robinson Crusoé" - une interview de Lorenzo Cecchi

En parcourant votre biographie, on constate que vous avez une trajectoire plutôt atypique avec une venue sur le tard en littérature. Pouvez-vous nous en dire plus ? Comment en êtes-vous arrivé là ?
Je suis effectivement arrivé en littérature sur le tard, vers la soixantaine, quand vous vous dites que le chemin parcouru est plus long que celui qui reste. Vous regardez par-dessus votre épaule et vous vous revoyez jeune, avec vos rêves. Certains d’entre nous avaient l’ambition de devenir pompier ou policier et sont devenus avocat ou menuisier. Rarement, l’on poursuit ses rêves jusqu’à les réaliser. Heureusement pour moi, je n’ai jamais souhaité devenir soldat du feu ou ténor du barreau de Bruxelles, c’eût été douloureux de constater qu’il était trop tard à mon âge. Moi, quand j’étais gamin, je lisais Robinson Crusoé, encore et encore. Je me disais à chaque lecture que c’était merveilleux, que quand je serais grand j’écrirais, moi aussi, comme ce Daniel Defoe, de belles histoires. Plus de temps à perdre donc, il fallait s’y mettre. L’événement, que je narre dans le premier faux témoignage du livre, en a été le déclencheur. Et me voilà enfin devenu ce que le gamin voulait être : un raconteur d’histoires. Après toute une carrière, très mouvementée, de professeur, d’animateur, de cadre ou encore d’administrateur de société, je me rends compte aujourd’hui que l’envie d’écrire ne m’a jamais quitté. J’ai toujours écrit, dans ma tête. Pas étonnant, dès lors, d’avoir accouché de quatre romans et d’un recueil de nouvelles en deux ans. Fallait que ça sorte, comme on dit.
Faux témoignages mêle-t-il - comme son nom l'indique - fiction et éléments autobiographiques ? Pouvez-vous nous dire comment vous pensez l'articulation de ces deux éléments dans la genèse et l'écriture d'un livre. 
Faux témoignages est le premier texte que j’ai écrit. Dans cette sorte d’urgence que j’ai ressentie à mettre sur papier ce qui bouillonnait en moi, c’est d’abord l’histoire des miens qui s’est imposée. Pourquoi ? En corrigeant une nouvelle (Osvaldo) retrouvée par hasard et dans laquelle je racontais les circonstances imaginaires de la venue de mon père en Belgique, les autres chroniques ont pointé leur nez d’elles-mêmes. Beaucoup plus réelles, celles-là car je les avais vécues. Elles témoignent véritablement et, en les écrivant, je savais que je les relatais pour mes enfants, eux qui n’ont pas connu leur grand-père ni… leur père après tout. Faire connaître ce monde du passé, le mien, le transmettre avec ses fantômes, désormais transcendés en héros de roman. Cela m’a semblé indispensable.
Le titre m’a été inspiré par le fait que je me suis rendu compte qu’il était impossible de relater fidèlement le vécu. Le fait même de narrer, traduit le réel par des mots et donc le trahit. « Traduttore traditore », disent les Italiens. Et puis la mémoire ne garde pas les événements sans les estomper. Partant de ce constat, j’ai continué en embrayant sur un roman qui est déjà paru au Castor Astral, Nature morte aux papillons. Je ne me suis plus préoccupé dès lors d’être un tant soit peu véridique, même si le roman est encore largement inspiré de ma propre existence. J’ai laissé aller, comme on dit. Le troisième livre, Petite Fleur de Java, paru aux éditions Hélène Jacob est basé sur un traumatisme que j’ai subi. La fiction y devient prépondérante. Ces trois livres forment à mes yeux une trilogie auto-fictionnelle, mais toujours davantage fantasmagorique. Comme si j’avais eu besoin de toutes ces pages pour enfin arriver à m’effacer. Le prochain bouquin, un roman, sera une « pure » fiction.
Comment et quand écrivez-vous ?
J’écris vite et reviens tout aussi vite sur ce que j’ai écrit, de nombreuses fois. Je suis perpétuellement insatisfait. Du genre laborieux, mais impatient. Aussi, je travaille beaucoup mes textes. J’y consacre beaucoup de temps, en soirée surtout. J’ai toujours avec moi un cahier ligné dans lequel, dès que j’ai un peu de temps libre pendant la journée, à l’heure du déjeuner ou entre deux rendez-vous, je couche quelques phrases, toujours en rapport avec le roman ou la nouvelle qui m’occupe à ce moment-là. Je reprends ensuite les notes et les retranscris sur traitement de texte. En général, quand un projet m’occupe, j’y pense sans arrêt ; en conduisant, en marchant dans la rue, en travaillant. Je fais feu de tout bois dans ces moments-là, ces moments de grande excitation : les réminiscences qui me viennent, les gens que je rencontre, des situations, des endroits, tout est susceptible de devenir matière pour alimenter le récit. Ma vie professionnelle ne me permet pas d’être un ouvrier de l’écriture. Vous savez, quelqu’un qui y consacre sa journée comme dans la vie normale d’un artisan ; je dois voler du temps sans arrêt pour me consacrer à cette récente passion. Je m’efforce de tenir un journal quotidien depuis quelque temps pour gagner en technique, pour acquérir par l’entraînement plus rapidement les phrases qui me conviennent, avec une meilleure syntaxe, etc. De la sorte, même si je n’ai pas un livre sur le feu, j’écris tous les jours et il me semble que cela m’aide. Je sens que le métier entre, comme on dit.
Un auteur phare et une lecture récente ?
J’ai beaucoup d’auteurs phares. Je suis un lecteur passionné et il est rare que je ne trouve aucun plaisir à lire un livre. Je ne suis pas prompt à la critique négative, je ne sais que trop ce qu’il en coûte de pondre quelque chose qui tienne la route. Beaucoup de mes lectures ne s’apparentent pas à des chefs-d’œuvre, mais toutes ont quelque chose dont on peut tirer profit. Déjà que s’ils sont édités, les bouquins ne doivent pas être nuls à priori. Le tri est tellement rigoureux… De ça aussi j’en sais quelque chose… Ceci étant dit, j’ai mes préférences et elles sont nombreuses. J’adore les conteurs comme Amin Malouf, Naguib Mahfouz, Andrea Camilleri, Arto Paasilinna, Henning Mankell, Jim Harrison, Robert Louis Stevenson. Puis il y a les orfèvres comme Modiano, notre Jean-Philippe Toussaint, Romain Gary, Jean Echenoz, etcetera, etcetera qui vous donnent des chocs d’esthétique pure. Tous les jours j’en découvre, de tous les pays, aux talents magnifiques. Les Belges ne sont pas en reste et on peut être fier des Damas, Delperdange, Dannemark, Kavian et tant d’autres pour ne parler que des contemporains. En fait, tous ces écrivains connus ou moins connus me nourrissent, nourrissent mon propre imaginaire. Ils agissent sur moi comme des catalyseurs.
Je vais toutefois, pour répondre un tant soit peu à votre question, vous dire qu’un livre en particulier a été fondateur en ce qui me concerne : Robinson Crusoé. Le livre de Defoe a été pour moi une révélation et a suscité dans ma tête d’enfant après l’avoir lu cent fois sans que jamais il ne m’ennuie, l’envie d’être moi aussi un raconteur d’histoires.
Une lecture récente… une relecture plutôt : Chester Himes, Plan B. Un bijou, comme tous les bouquins de Himes...
La politique et les élections, ça vous intéresse ? Un peu ? Beaucoup ? Pas du tout ? Les artistes peuvent-ils voire doivent-ils s'impliquer politiquement ?
La politique ne m’intéresse pas trop. Je veux dire par là que je ne suis pas intéressé par la vie politique au sens microcosmique du terme. Les querelles de clochers m’ennuient. Qu’un tel ait fait une déclaration aussitôt et systématiquement critiquée par un autre, d’un parti différent, relève en général de l’anecdotique, du culte de l’ego. C’est à qui va la ramener le plus et exposer le plus souvent sa binette afin qu’on le confonde avec une star de la chanson et qu’on vote pour lui, même s’il chante faux. On se bouscule au portillon pour un oui ou pour un non, même si on n’a rien à dire. Par contre je suis fort intéressé par les programmes des partis et leurs propositions pour résoudre les problèmes importants de notre vie en société pour en perpétuer une certaine qualité, surtout de convivialité avec tout ce que cela implique de redistribution des richesses, préservation de l’environnement, la sécurité sociale, etc.
Par ailleurs, depuis trop longtemps, il me semble qu’une certaine engeance technocratique d’experts en tous genres ait confisqué le droit de conduire la cité. Je trouve ça scandaleux. Même les partis dits "de gauche" font en sorte que leurs mandataires soient des éminences universitaires comme si, par là, ils voulaient que les capacités de ces mêmes éminences à s’occuper de nous soient indiscutables. Insupportable tutelle paternaliste. Plus aucune chance n’est donnée à un boucher ou un jardinier d’accéder aux plus hautes fonctions de représentation du peuple. Elles sont visiblement trop connes les petites gens ! Dernièrement David Van Reybrouck a défendu l’idée de tirer nos représentants au sort. Je pense que cette personne a raison.
Pour en venir à l’artiste, il n’est pas différent des autres citoyen. Pourquoi le serait-il ? L’artiste, comme tout citoyen, peut s’impliquer en politique, c’est son droit. Qu’il le doive ? À lui de décider, c’est son problème. Loin de moi l’idée de dicter à qui que ce soit une ligne de conduite. Je n’en ai ni le droit ni la vocation.
Pouvez-vous nous dire ce qui fait pour vous un bon livre ? Une bonne histoire ?
Il y a la technique, mais il y a aussi ce qui la transcende. Pour moi, un bon livre est un livre qui émeut, qui met le lecteur en mouvement intérieur, qui le fait se sentir plus vivant. Vivre c’est être animé, même si on a tendance à l’oublier. La fonction de l’art est peut-être de nous le rappeler et d'ainsi faire obstacle à la mort. Toutes les histoires, tous les livres sont bons pourvu qu’ils nous transportent.
Lorenzo Cecchi est né à Charleroi le 6 juillet 1952 de Dante et Graziella, tous deux venus d’Italie. Agrégé de sociologie de l’ULB, marié à une Hollandaise et père de quatre enfants, Lorenzo Cecchi a été enseignant, animateur de maison de jeunes, directeur de centre culturel, promoteur des spectacles au National, administrateur de sociétés, ou encore commissaire d’exposition. Durant dix ans, il a enseigné la philosophie de l’art à l’Académie des Beaux-arts. Lorenzo Cecchi a encore été chanteur et harmoniciste du groupe « Too late blues band » en compagnie notamment de William Dunker. Il est enfin devenu écrivain. Son premier roman, Nature morte aux papillons au Castor Astral (2012) a été sélectionné pour le Prix Première de la RTBF, le prix Alain-Fournier, ainsi que les prix Saga Café et des lecteurs du magazine « Notre Temps ». 
Il est l'auteur de Faux témoignages, paru chez ONLIT EDITIONS en février 2014.
 

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