Les premiers pages de "Fanchon"

Les premiers pages de "Fanchon"

Fanchon
Le papa de Fanchon, c’est le fils de Mamy. Il est mort d’une fracture du cœur, un infarctus, on dit.
— Ta maman l’a laissé aller trop loin, a dit Mamy, elle aurait dû l’arrêter.
— C’est vous qui allez trop loin ! a crié Maman, et non, Fanchon, on ne sait pas où c’est, trop loin.
Après, Maman n’a plus parlé.
Avant d’être mort, Papa a offert à Fanchon un super petit chien qui venait d’un refuge : Parsifal. De Mamy, elle a reçu le vélo blanc de son anniversaire, avec un panier à escargots et des pédales à l’envers pour s’arrêter. C’était son anniversaire préféré à Fanchon, les autres, elle ne s’en souvient pas. Le chien a fait pipi dans le salon chez Mamy. Les bougies dansaient de grandes ombres qui bougent, Papa et Maman ont chanté nos vœux les plus sincères Fanchon, et elle a soufflé très fort, à croire que tu cherches vraiment à salir la nappe ! Ensuite elle a joué elle ne sait plus où dans la rue, mais son vélo n’était plus là, elle n’aurait pas dû le laisser dehors, c’est malin, tant pis pour toi Fanchon ! Alors elle en a reçu un nouveau, en cachette, avec de vrais freins au guidon, c’est un secret avec Mamy, et Maman s’est fâchée sur Mamy, et Mamy sur Fanchon.
Maintenant, Papa est couché dans sa chambre, sous une tente spéciale de mort avec de grands draps noirs qui sentent. Puis on part à l’église, les gens chuchotent fort, tout le monde est en noir, Mamy dans son chapeau, Maman dans sa robe, et Fanchon dans sa jupe. Elle court, ça résonne, il fait froid, elle n’aime pas les drôles de chaises en paille, ni la photo de Papa, ni les fleurs, elle donne la main très fort à Maman, mais ça ne sert à rien, même pas pour aller dans ses bras. Chloé porte déjà Victor, qui pleure, ce gros bébé, alors Fanchon va chez Mamy. Ses genoux glissent. Elles sont assises tout devant et regardent le monsieur qui lève les bras pour montrer qu’il a une robe. Assis, debout, assis, debout. Assis. Un moment, Fanchon pleure parce que Papa n’est pas au ciel, Chloé dit que Mamy raconte des couilles. Chloé, ce n’est même pas son papa à elle. Après on attend en rang, les gens font la file, comme pour saluer Madame la Directrice. Il y a la dame qui aurait dû marier Papa, si seulement il avait écouté Mamy, il y a Tante Agathe et Roberte, une vieille fille, c’est quand on n’a pas d’enfant. Il y a tous des vieux que Fanchon ne connaît pas, qui piquent des tonnes et l’embrassent mouillé des kilomètres. Henriette est là aussi, debout à l’arrière parce qu’elle fait le ménage de Mamy. Il y a même le jardinier.
— Oh Jean-Marc, il ne fallait pas !
— C’est-à-dire que je passais par là, sans vouloir vous déranger…
Fanchon, ce qu’elle veut, c’est voir son parrain. Mais non Fanchon, il ne viendra pas, il vit en Espagne, Mamy lui a montré la lettre avec des fleurs très tristes parce qu’il aimait tellement Michel.
Le parrain de Fanchon est trop loin, lui aussi.
Après, tous les phares sont allumés pour aller super lentement jusqu’au cimetière. Devant la tombe de Papy, il y a un trou, comme un building à l’envers avec des étages de morts. Chloé explique que Papy est en dessous et le bébé de Mamy au-dessus, qu’on va mettre son papa entre eux, et qu’il reste une place pour Mamy, qui a déjà gravé son nom. On descend Papa avec les cordes. Maman n’est plus là, où elle est Maman ?
Mamy dit à Fanchon de jeter la fleur qu’elle préfère. Elle en prend une, puis jette tout le bouquet, mais pas la terre, pas la terre.
Alors Fanchon sent qu’elle fait pipi dans sa culotte, et elle s’a encourue.
Mamy
Après l’enterrement, Mamy se terra trois jours rue Dussaussois. Trois jours et trois nuits comme un interminable coup de poing à l’estomac, la bouche s’ouvrait, le cri était cousu, la poitrine se soulevait, air amputé, halètement suffocant. Plus d’enfant, elle n’avait plus d’enfant. À son tour, la vie avait avalé Michel, son second fils, celui qui n’était pas mort-né. C’était elle pourtant, la femme, la mère, la grand-mère, elle dont l’avenir était passé, elle et son cancer léthargique que la camarde devait attendre de croche-pied ferme. Il ne fallait pas penser à cela, il ne fallait plus penser à cela.
Septante-deux heures de barricades, pas une de plus, et Mamy s’engouffra dans sa Lexus en vue d’une descente éclair chez sa belle-fille. Il était temps. La famille décomposée faisait naufrage, la grande demi-sœur Chloé avait pris le large chez son propre père, la bru était échouée sur son lit comme Robinson sans Vendredi, le petit Victor époumonait son érythème fessier dans des couches cataclysmiques. Quant à Fanchon, elle n’avalait visiblement plus rien ; son pantalon, son pyjama, ses draps et son matelas étaient trempés. Même le chien s’était oublié partout.
Mamy prit sa décision : en une brassée, elle enfournerait au trente-deux rue Dussaussois le chien, les orphelins, et leur mère quoi qu’elle en dise. Jean-Marc viendrait vider le reste. Mamy était de celles qui supportent mal la dignité en dérive. Lorsque la vie s’effondre, on ne se répand pas, on se redresse, on se greffe à la musique du monde, on bouge, on part, on s’enfuit ; on s’escamote le cœur et on avance, on invente, des mots, des histoires, tout, n’importe quoi, on a tant besoin d’histoires. Mamy parlait, Mamy avait toujours parlé, et aujourd’hui, elle parlait jusqu’à plus soif pour faire taire l’implosion.
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Extrait de Fanchon, le premier roman de Véronique Deprêtre