Le vampire habitait du côté de la place de Clichy. Il vous l’avait dit. Il ne vous avait pas menti. Il vous avait fixé rendez-vous à un carrefour. L’avenue vous drainait comme elle drainait une multitude d’humains en ce 31 décembre. Le carrefour se profilait. Des voitures y tournaient. Des gens, comme vous, attendaient. Vous n’avez pas eu le temps d’attendre. Vous vous prépariez à attendre. Il était là, sur votre droite, tout près de votre oreille. Vous l’avez vu. Vous l’avez reconnu. Vous avez prononcé son prénom, puis le vôtre dans la foulée.
Jusqu’à présent, vous l’aviez seulement entendu quelques fois au téléphone. Vous aviez reconnu cette bouche que vous lui aviez vue dans un film. Car le vampire en avait tourné quelques-uns. Il y a longtemps qu’il ne tournait plus. Vous aviez tapé son nom dans des moteurs de recherche. Tous renvoyaient aux débuts des années 80. Puis rien. Plus d’images. Son visage avait continué de vivre sa vie hors cadre.
Vous avez parlé, vous avez dit qu’on ne change jamais. C’était vrai. Vous le pensiez et vous le pensez toujours. C’était le même visage. Le visage avec un corps, car dans les films que vous vous étiez empressée d’aller voir sur le Net il n’avait pas de corps. C’était un homme assis ou un homme en gros plan. Un homme qui souvent parlait. C’est par les mots que vous vous étiez rencontrés, les mots écrits un peu, les mots parlés, davantage. Il vous appelait le soir. Il parlait, bien plus que vous. Ses mots coulaient dans votre oreille. Ils généraient des mots qui sortaient de votre bouche. Mais vous n’étiez pas bavarde. Vous attendiez de voir ce que tous ces mots engendreraient dans votre cerveau. Vous gardiez en réserve toutes ces images qui déjà naissaient et y composaient un début d’histoire. Vous attendiez. Contrairement à ce soir. Ce soir, il avait un corps, grand comme le vôtre. Vous avez marché du même pas. Il s’écartait pour céder le passage à qui arrivait en face. Les trottoirs sont étroits dans le dix-huitième. Les obstacles toujours se présentaient face à lui. Vous, vous marchiez. Vous ne saviez pas vers quoi. Vous ne vouliez pas savoir.
C’est le principe des 31 décembre. Étendre le temps, ce qu’il en reste, manger et boire pour oublier qu’il en reste si peu, et puis qu’il y en aura à nouveau tant, pour un an. Le vampire a dit « j’ai envie de boire du thé ». Vous avez gravi des marches jusqu’à un appartement sous les combles. Vous étiez essoufflée. Pas lui. Vous avez pensé que l’entraînement quotidien des cinq étages sans ascenseur était plus efficace que vos trajets variés. Vos agitations. Vos mouvements désordonnés. Il a dit « C’est haut. Vous comprenez pourquoi je sors peu. » Vous avez pensé qu’il plaisantait.
Vous avez vu chez lui ce divan rouge. Il avait déjà évoqué sa propension à s’y reposer. Un divan rouge profond. Il s’y est assis. Vous avez réchauffé vos genoux avec votre tasse de thé.
Il a ouvert son ordinateur. Il vous a montré le calendrier. Le fameux calendrier sur lequel il vous avait dit travailler. Un calendrier de l’an mille à aujourd’hui. Des siècles d’histoire. Il y avait inscrit des milliers de dates. Des dates en vert, en noir, en rouge. Des hommes s’y battaient. D’autres cherchaient et trouvaient. On découvrait des choses qui existaient déjà. La tomate. La pomme de terre. Certains s’affranchissaient de l’esclavage. Des pays naissaient. Des écrivains aussi. Il avait réservé une belle place à l’invention du téléphone, du fax, de la photographie et du cinéma. On ne se refait pas. Il avait rectifié quelques erreurs ou croyances. La première projection du premier film avait eu lieu en mars et non en décembre. Vous avez dit « ah bon ». Il s’emportait si calmement. Il était revenu de tout. Il le disait. Il manifestait une ferveur dans la détestation. Malgré les beautés qu’il avait relevées et écrites en chiffres. Les peintres, les inventeurs, les acteurs.
À l’heure du calendrier 2015, il vous donnait à voir des siècles comme s’il était possible de vivre à rebours. Il avait intégré dans le calendrier des informations sur la population. Un milliard. Deux milliards. Tous ces gens en poussières aujourd’hui, mais vivant envers et contre tout dans leurs descendants. Il tira sur sa cigarette électronique. Il avala une gorgée. Vous avez basculé vers le calendrier, ce fourmillement de petits caractères si humains. Lettres et chiffres semblaient s’animer. Vous avez vu de près son pull. Un pull en noir et blanc, parcouru d’arabesques. Vous avez essayé de déchiffrer, de comprendre son vêtement, mais déjà il posait sa main sur votre hanche et sa bouche muette dans votre cou.
Lorsque vous vous êtes réveillée, il était assis face aux cristaux verts d’un réveil. Les deux derniers chiffres marquaient 44. Il n’était pas encore minuit. Il portait une chemise blanche, aussi blanche que sa peau. Ses cheveux étaient plus courts. Il avait changé. La fenêtre était ouverte. Il vous a demandé qui l’avait ouverte. Il s’est plaint de problèmes de mémoire. En vous réveillant, vous saviez qu’il appartenait à une lignée de vampires qui n’attendaient pas le coup fatal porté avec un pieu. Tout au début du calendrier, il y avait cet ancêtre qui avait devancé la mort des hommes en se portant une blessure fatale au cœur.
Sur les Champs-Élysées la foule marchait. Dans un sens et dans l’autre. Il se passait quelque chose partout. Les bouches de métro déversaient des arpenteurs bouteille à la main. La police en spectatrice, casque et bouclier, prête à contenir les débordements.
Des femmes déambulent en talons hauts et robe de lamé. Des hommes soutiennent une dame, très vieille. Elle avance à petits pas. Elle regarde ses pieds. Vous ne verrez pas son visage. Une jeune fille pousse une aïeule en fauteuil roulant. Ensemble, elles n’ont pas d’âge. Vous leur souhaitez la belle année. Le thé vous brûle encore les lèvres et les genoux. Vous avez retrouvé des couleurs. Déjà dans votre boîte email vous attend un premier message. Un calendrier électronique qui selon les mots de son envoyeur contient tous les scénarios. « Rien n’est plus imaginable » avait-il dit. Y avait-il de la mélancolie, de la fatigue, du dégoût, de la révolte dans sa voix ? Vous ne savez pas. Vous attendez encore pour savoir. Vous attendez de savoir. Vous avez quitté la maison aux cinq étages, sans un regard pour le bâtiment. Vous n’avez pas vu le toit plat, l’absence de combles et de numéro sur la façade. La rue n’existait pas. En rentrant, vous avez ouvert le fichier. Vous l’avez renommé « Vampires 2015 ».
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Véronique Janzyk est chargée de communication pour la Province de Hainaut. Elle est aussi journaliste indépendante. Elle fait sienne le propos d’un de ses auteurs favoris, Franz Bartelt : « La poésie est une émotion qui a des mots ». La prose de Christian Bobin la laisse sans voix, mais lui a donné envie d’écrire, au même titre que celle de Charles Bukowski dans un registre très différent il est vrai. Elle a publié plusieurs livres à ce jour : Auto (éditions La Chambre d’Échos, France), La Maison (au Fram, Belgique) ainsi qu’un recueil de textes, Cardiofight, intégré dans Trois poètes belges, avec Antoine Wauters et Serge Delaive aux éditions du Murmure, en France. Elle est aussi l'auteur de On est encore aujourd'hui et Les Fées penchées parus chez ONLIT Éditions en papier et numérique.

