Arnaud de la Croix - Un conte de Noël
Ma voisine de droite est morte il y a trois jours. Comme Joe Cocker et Jacques Chancel, elle fait partie des gens qui ne fêteront pas Noël cette année. Elle avait 93 ans et vivait recluse dans sa maison comme dans un camp retranché. Un gros système d'alarme incrusté dans la façade, des volets toujours fermés. En quinze ans, on ne s'est quasi jamais adressé la parole. Il y a quelques mois, j'ai fini par lui offrir mon livre "Hitler et la franc-maçonnerie". Une drôle d'idée, mais elle l'a dévoré. C'était, en fait, quelqu'un d'assez cultivé. De temps à autre, je voyais des fournisseurs lui livrer de quoi manger.
C'est mon autre voisine, d'origine marocaine, qui m'a alerté hier en fin de matinée. "La vieille dame, elle est morte. (Ces derniers jours, je les voyais se parler, la vieille penchée à sa fenêtre du deuxième étage, blanche comme un linceul, et l'autre sur le trottoir.) J'ai téléphoné à l'ambulance. Comme elle n'avait pas de famille, rien, la police est venue. Ils ont fouillé la maison, rien trouvé, pas de papiers... Alors, ils l'ont laissée."
"Quoi, elle est toujours là ?"
"Le juge, il attend. Elle est couchée sur son lit, seule avec son chat. C'est pas humain !"
Elle avait l'air paniqué, comme si le fantôme de la vieille menaçait à tout moment de lui apparaître. Je ne trouvais pas non plus la situation très sympa. Je me souvins que le cordonnier d'origine italienne, sur le rond-point juste à côté, était en contact avec un neveu de la vieille. Avec son éternel air de chien battu, il me répondit qu'il n'avait plus vu le neveu depuis dix ans.
J'eus alors l'idée d'appeler un échevin de la commune, un type correct et qui connaissait bien ma rue, parce que ses tantes y avaient passé presque toute leur vie. "Je vais prévenir le bourgmestre, me dit-il, on va voir ce qu'on peut faire." L'après-midi, il me rappelait. Il m'apprit un truc que j'ignorais...
"Tu es déjà entré dans sa maison ?"
"Non. Je n'ai jamais vu personne y entrer."
"Voilà... Sa famille était propriétaire de la maison où habitait Magritte. (Une petite habitation, coquette et modeste à la fois, à deux rues de la mienne, aujourd'hui un musée.) On dit que le peintre, ayant des difficultés financières, a proposé de payer son loyer avec des toiles... Ces tableaux, paraît-il, ont fini par la rendre un peu parano... Elle s'est enfermée chez elle. A présent, le corps est au funérarium... Le juge d'instruction a les clefs... Elle avait aussi un appartement à Ostende mais, semble-t-il, plus de famille. Passe de bonnes fêtes !"
Je le remerciai et avertis aussitôt mon autre voisine, qui se montra extrêmement soulagée. Je l'étais aussi. Si vous entendez parler un jour de la découverte de quelques nouveaux tableaux de Magritte, vous saurez de quoi il retourne. Si ce n'est pas le cas, alors il s'agit de l'une de ces innombrables légendes qui courent dans nos rues (ou bien de policiers ou d'ambulanciers indélicats, mais c'est bien entendu improbable).
Ce conte, c'est aussi une fable, dont je vous laisse deviner la morale. Joyeux Noël.
Arnaud de la Croix est l'auteur de Outplacement publié en version numérique chez ONLIT Editions et il publiera La Religion d'Hitler aux éditions Racine en février 2015.