Christine Anglot - Un humour impossible (extrait)

Christine Anglot - Un humour impossible (extrait)

Le matin, je me lave les dents. Et pendant que je me lave les dents, je me dis que je me lave les dents. Et je me revois, la veille, me lavant aussi les dents. Et je me souviens que la veille, pendant que je me lavais les dents, je m’étais dit, tiens tu te laves les dents, je m’étais fait la réflexion que j’étais en train de me laver les dents, et que la veille de la veille, et que l’avant-veille de l’avant-veille et que aussi l’avant-avant-veille de l’avant-avant-avant-veille et l’avant-avant-avant-veille de l’avant-avant-avant-avant-veille je m’étais encore raconté la même chose.
Et là je me vois, je me vois me regardant, m’imaginant, moi, en train de me regarder ou de m’imaginer exactement comme la vache qui rit sur le couvercle de la boîte de vache qui rit qui voit une vache qui rit en train de regarder une vache qui rit qui n’est autre qu’elle et qui est une vache qui, comme son nom l’indique, rit.
Alors je prends une feuille et j’écris : je me suis lavé les dents.
Ainsi va la vie des grands écrivains qui bâtissent leur œuvre à partir de minuscules et d’infimes détails qui sont tout petits et qui par une mise en abyme grandiose leur donnent une ampleur que les gens ordinaires qui n’ont pas une vie aussi riche que, par exemple, moi, n’ont pas. Je dis moi, Christine Anglot au hasard mais j’aurais aussi bien pu prendre quelqu’un de plus banal et de moins intéressant que moi. Ça doit bien se trouver. Quelqu’un d’autre. Une personne différente. Car les gens qui ne sont pas écrivains se lavent aussi les dents. Naturellement, quand ils le font, ils ne se disent pas qu’ils sont en train de le faire et que la veille ils l’ont fait aussi en se disant qu’ils le faisaient. Ils se lavent les dents et c’est tout et c’est beaucoup moins intéressant. Un écrivain c’est quelqu’un qui se lave les dents et qui l’écrit. Un non-écrivain c’est quelqu’un qui se lave les dents sans l’écrire. Et ceux qui ne se lavent pas les dents, sont-ils écrivains ? Non, ils refoulent juste du goulot. Bon y a aussi des écrivains qui puent. Je donnerai pas de nom, je veux pas que Houelle B me fasse un procès d’attention.
Les gens banals (on dit pas les gens banaux ?) n’ont pas une vie aussi intéressante que les écrivains qui ne se contentent pas de vivre mais remarquent qu’ils vivent et vivent leur vie et pendant qu’ils la vivent, et se regardent vivre au lieu de vivre en ne faisant rien d’autre et en ne se posant pas de questions philosophiques sur la vie qu’ils vivent qui est très intense.
Soudain, je me sens inquiète. J’ai encore l’odeur de la pâte dentifrice qui me tarabuste. Alors je me dis est-ce que je me suis rincé les dents ? Est-ce que tu t’es rincé les dents ? Est-ce que t’as les dents d’Anglot qui baignent ? Et hier ? Et avant-hier ? Et avant-avant-hier ? Le pire c’est que je ne me revois pas me rinçant les dents, ni hier ni aujourd’hui. Je me revois tellement les laver tellement de fois. Mais jamais les rincer. Aucune fois. Et celui que je vais rencontrer est-ce qu’il se lave les dents ? Ah non, je ne peux par en parler, je ne peux pas parler d’un personnage qui n’est pas encore dans le livre, il faut d’abord qu’il soit dans le livre pour que j’en parle. Mais est-ce que quelqu’un qui n’existe pas, et quand je dis qu’il n’existe pas je veux dire qu’il n’existe pas dans le livre, même s’il peut exister en dehors, moins bien que s’il est dans le livre évidemment, est-ce que quelqu’un qui n’existe pas peut se laver les dents ? Je ne sais pas. Franchement je ne sais pas. Et si moi je ne sais, pas qui pourrait savoir à ma place ? Quelqu’un qui se lave les dents sans que je sois dans la pièce où il se lave les dents, généralement la salle de bains, même si on peut se laver les dents ailleurs que dans la salle de bains, est-ce qu’il se lave les dents quand même ? Est-ce que ça compte quand on se lave les dents et que je ne suis pas là ? Est-ce que c’est vrai ? Je ne peux pas l’imaginer. Je ne suis pas un écrivain d’imagination. Je ne sais pas inventer. Je ne peux pas raconter que quelqu’un se lave les dents si je ne le vois pas. Et c’est dommage parce que c’est quand même passionnant.
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Ce passage est extrait de 
de Christine Anglot
paru en mars 2016
chez ONLIT Editions