Véronique Janzyk : Le lit
Nous sommes montés sur la bordure. Sur la bordure nous nous sommes hissés sur la pointe des pieds. Sur la pointe des pieds nous nous sommes embrassés. Devant nous défilaient des chars. Ce n’était pas un carnaval. Des hommes parés de courtes jupes et voilés se déhanchaient. Un seul d’entre eux suffisait à réduire à néant l’idée même du carnaval. Les bras en croix, il exposait un ventre dodu et un torse plutôt velu. Cet homme-là bougeait à peine. Il promenait sa timidité. « Ça doit être son premier défilé », tu as dit. Face à la foule, l’homme assumait tout, son surpoids, et son homosexualité. A côté de lui se trémoussaient des femmes des floches collées sur les pointes des seins. Une DJ assise au bord du véhicule accompagnait la musique de tout son corps. Le mouvement nous prenait. Nous nous sommes mis à marcher parallèlement au cortège, n’osant pas nous y inscrire. Personne ne nous y avait invités. Nous ne nous y autorisions pas. Nous suivions des croupes serrées dans des jupes et des mollets tantôt gras ou fuselés. Nous ignorions si ces belles grandes femmes en étaient bien. L’un d’elles m’a caressé la cuisse, ou était-ce une impression ? Nous nous laissions porter par la foule de plus en plus dense. Nous ne savions pas où nous allions. Soudain, nous avons retrouvé notre liberté de mouvement, mais peut-être ne l’avions-nous jamais perdue. Nous avons repris nos corps. Le groupe s’effilochait. La musique s’éloignait. Elle s’est éteinte. Nous nous sommes hissés sur la pointe des pieds. Plus de chars en vue. J’ai eu froid. Nous avions perdu ces hommes et ces femmes dont nous nous demandions justement qui ils étaient, hommes ou femmes.
L’homme slalome dans la foule. Il prend la pose près d’une jeune fille choisie au hasard. Il la tient par l’épaule. Son ami, son complice les photographie. Là, il alpague un petit groupe qui comme un seul homme se tourne vers l’objectif. Plus loin, il passe la langue à côté d’une jeune femme. Elle sourit. Il rebrousse chemin vers nous qui le suivions depuis deux ou trois rues. Il bifurque au dernier moment vers un homme plus âgé, qui lui aussi se prête au jeu. Nos silhouettes en arrière-plan de la photo. C’est notre première photo, sans tout à fait être la nôtre. Nous y partageons l’espace. C’est une photo que nous n’aurons jamais vue, juste vécue.
On a beau s’agiter, faire relief de toutes ses forces, s’y mettre à plusieurs et convoquer un homme ou une femme imaginaire, ou les deux, le lit finit toujours refait, bordé sur du vide. Le lit est une ardoise magique. Il faut sur l’ouvrage sans cesse remettre les corps. Tout est à recommencer. Prendre de l’avance n’existe pas. Le lit n’a pas de mémoire, ni nos corps. La chambre finit toujours par retomber dans le silence. La fenêtre s’ouvre seule. Nous craignons les dégâts de l’aération excessive : des moisissures génératrices de mycotoxicoses, d’infections et d’allergies. Il nous arrive de décoller un infime morceau de papier peint pour voir ce qui se trame dessous. Stachylotrys, cladosporium ou alternaria ? Nous avons vu des images de ces moisissures, agrandies des millions de fois. On aurait cru des dessins de papier peint justement, avec des dominantes jaune-vert. Même mieux : des créations de peintres. Ou des dessins d’enfants. Avant de partir, nous claquons la fenêtre, tournons sèchement la poignée, vérifions plutôt deux fois qu’une, fermons la porte. Nous sommes moyennement rassurés. Nous ne sommes pas dupes. Nous savons que les moisissures ont un autre terrain de prédilection : l’âme des matelas. Elles se nourrissent de phanères. Ce sont nos peaux, nos cheveux .
Que se passe-t-il ? Je me sens petite. La table me paraît haute. Besoin impérieux : celui de me surélever par rapport à la table de travail. Pas tant de grandir que de retrouver un juste rapport aux choses. La bonne distance à ce que je vois, ce que je touche, ce que je mange, ce que je lis. Le défaut de perspective se généralise. La table n’est pas seule incriminée. Je me sens petite. Je choisis des talons plus hauts. Mon nouveau rapport à tes yeux me convient. Voilà mes yeux et les tiens dans un rapport strictement horizontal. Ce qui s’apparentait à une quête de verticalité (me surélever) était en fait une aventure de l’horizontalité (entre toi et moi).
Dans le lit il y a les paillasses d’Afrique ou d’Amérique latine, de partout d’ailleurs. Dans le lit, il y a les lits d’hôpitaux, des berceaux , des lits de prématurés, des lits médicalisés, quelques lits à baldaquins, de courts lits des temps jadis. Dans le lit, il y a des lits conjugaux mais des lits de mort on n’oserait pas dire ça. Dans le lit, l’alphabet se bouscule. Parfois, des prénoms montent à la gorge mais des silhouettes on n’ira pas jusque-là. Dans le lit, il y a le jour et la nuit, la pluie, le soleil, les étoiles, la neige par la fenêtre.
Dans le lit, on réagit on met au point des plans d’attaque mais on n’en parle pas on le garde pour soi on éloigne les journaux on déplace le lit on ne sait jamais ça pourrait aider on pousse le lit sous le velux, après on occulte le Velux. Dans le lit, on dort on installe de l’oubli, mais on rêve aussi et la mémoire rattrape parfois l’oubli.
Dans le lit, il y a des soupirs et des murmures, des mots qui bégaient et de la salive. Il y a nos corps, ton pied, ma cuisse, ton poignet, tes doigts, ma joue, tes dents, nos paupières et nos pupilles. Il y a des miettes, du sable, des poils et des plumes. Des rêves, des balbutiements. Il y a des mots qui viennent et reviennent. Il y a des figures, des chiffres, des combinaisons, des enchaînements, des soustractions. Dans le lit, il y a les murs et le plafond, quelques meubles. Un miroir retourné. Dans le lit, il y a de la surface et des sentiments. De l’ombre et de la lumière.
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Véronique Janzyk est chargée de communication pour la Province de Hainaut. Elle est aussi journaliste indépendante. Elle fait sien le propos d’un de ses auteurs favoris, Franz Bartelt : « La poésie est une émotion qui a des mots ». La prose de Christian Bobin la laisse sans voix, mais lui a donné envie d’écrire, au même titre que celle de Charles Bukowski dans un registre très différent il est vrai. Elle a publié plusieurs livres à ce jour : Auto (éditions La Chambre d’Échos, France), La Maison (au Fram, Belgique) ainsi qu’un recueil de textes, Cardiofight, intégré dans Trois poètes belges, avec Antoine Wauters et Serge Delaive aux éditions du Murmure, en France.
Véronique Janzyk a publié deux livres chez ONLIT, On est encore aujourd'hui (numérique) et plus récemment Les fées penchées (papier et numérique).