Lario Lacerda : Un soir comme il s’en fait

- « C’est ça ta chute ?
- J’en sais rien…
- C’est pas terrible.
- J’y ai passé trois heures... Tu pourrais au moins faire l’hypocrite.
- Tu me demandes ce que je pense... Tu vas aller sur scène avec ?
- Ça leur changera de leurs connards de poètes.
- Ça c’est sûr. Mais je pense pas que tu seras applaudi.
- S’ils applaudissent pas, je leur montre ma bite.
- Dans ce cas... »

J’ai lippé la fin de mon verre puis je me suis préparé. J’ai enfilé ma veste, mon écharpe de footeux, calotté mon bonnet, fait jouer le trousseau dans la serrure puis on s’est cassé. Lui, avec son pamphlet de bobo marxiste. Moi, avec mon histoire grivoise. Ce soir-là, on tournait au « Maupassant ». C’était pas le meilleur public à cause des aristos mais y avait moyen de se faire quelques poches. J’y étais déjà venu une fois pour faire le prestidigitateur. Je faisais des tours de passe-passe avec des capotes que je sortais de ma manche.

Quand on est rentré y avait déjà un junkie de gitan qui pelotait sa guitare sur du Nirvana. Le patron, il était occupé à compter les grains de beauté sur la nuque d’une mineure. Il y avait un groupe d’habitués dans le fond qui s’activaient sur leur papier pour pondre un nouveau pastiche. J’ai commandé mon cognac et je me suis récité mon texte intérieurement. C’était un bon alcool bien spiritueux. Il m’a arraché de la gueule jusqu’à l’urètre. Avant d’aller aux chiottes, j’ai demandé la marque au serveur. Y a mon pote qui m’a emboîté le pas. On s’est placé chacun devant un urinoir.

- « Tu pisses pas ?
- J’ai la vessie qui se bloque quand je dois pisser en public.
- T’as pas mal au bide ? Moi, j’ai l’estomac qui fouette.
- C’est normal t’écris de la merde. Je peux pas être stressé je suis déjà canonisé.
- Tu crois que si je me branle ça me fera passer l’angoisse ?
- Ça m’aidera pas pour pisser si tu te branles à côté. »
Il s’est branlé, je me suis retenu. De retour à nos places y avait un mec qui avait pris l’estrade. Il a sorti un bout de feuille de son jean délavé et a commencé : «  Qui suis-je ? Je suis le Rien. Je suis celui que personne n’a vu car personne ne voit. Je suis celui que l’on n’a jamais entendu car personne n’entend. Je suis celui, si différent de tous, qui préfère vivre dans l’indifférence. Je suis une ombre. Ni clair, ni obscur. Je parcours les vies sans savoir où je vis, croise mes égaux sans qu’ils sachent qui ils sont. Clarté transparente ou squelette dans la nuit. Caché dans un gouffre, posé sur de l’herbe fraîche, dormant sur un croissant : je me trouve partout sans n’y être jamais. J’ai cru m’apercevoir dans le ventre d’une hydre, sur le dos d’une licorne, mais cela est irréel. Imaginaire, je ne sers à personne. Réalité, je ne peux aider personne. Je sens, ressens. Je me morfonds, meurtri, mort. Lié à ce monde comme un pendu à sa corde. J’implose avec tous, explose passivement, sans que la nature ne le ressente. Je ne tache pas, ne pollue quoi que ce soit, je ne suis rien et pourtant je suis là. Je suis… »
- Un dromadaire ? J’ai raté mon effet… Il a repris : «  L’existence ou l’art de paraître vivant. » Toutes les lunettes fumées lui ont sucé la queue. Le mec, il est retourné à sa chaise comme un champion, l’air un peu groggy. J’ai hésité à aller le bousculer un peu pour m’amuser mais je risquais de me faire mal voir. C’est pas que j’avais pas apprécié le narcissisme mais c’était les inflexions de voix de tragédien de conservatoire qui me dérangeaient.
Y a une fille qui a suivi avec une chanson de Grégory Isaac puis un difforme avec une performance à l’encre de chine. J’ai pris le relais alors qu’ils étaient déjà tous défoncés à l’opium. Je me suis placé devant une affiche de Dee Dee Bridgewater et la réplique d’un tableau de Magritte. J’ai fait ma lecture sans décoller de mon papier et je me suis fait lyncher. « Sale bouseux » qu’ils m’ont appelé. Je suis resté sur scène sans qu’il y en ait un qui ose me virer. J’ai attendu que ça retombe puis j’ai montré ma bite… Ils m’ont pris pour un Juif donc ils se sont retenus. S’ils savaient que je m’étais fait circoncire parce que je me l’étais faite entamer par un caniche…
Mon pote, il a fait mine de pas me connaître. Le patron, il s’est enfin décidé à venir me glisser un mot. Il m’a demandé de plus revenir et de régler ma note. Je l’ai obligé en échange à ce qu’il me lâche une bouteille de son fameux cognac et j’ai fait passer mes consos sur l’addition de mon traître de pote. J’ai laissé tout ce beau monde ; leurs incantations de marabouts, leur luxure de maniaque et leur esprit de distingué. J’ai rejoint mon appart par la Place du Vieux Marché puis par la rue Cauchoise. Je me suis fait accoster en route par un clodo bègue. Je lui ai mis une douille de pipe à eau dans sa gamelle. Devant l’épicerie du haut de la rue y avait un gars qui frappait sur la grille. Puis il s’est lancé contre un capot, a rebondi contre un arbuste, s’est désarticulé contre un réverbère et est retombé contre la grille. Ça a fait comme un écho… un bruit cloisonné entre les devantures… une lamentation sourde suicidaire… Y a eu personne pour protester… J’ai reconnu le timbre. C’était celui d’un vieux ténor sur le retour ; celui de mon prof de sciences sociales. J’aurais jamais pensé le connaître dans un état pareil.
Il vivait au deuxième étage de l’immeuble concomitant à l’épicerie. Sa femme venait de le mettre à la porte. Il l’avait menacée d’un cran d’arrêt mais elle avait encore pris le dessus. Elle lui avait déjà déboîté la clavicule en le renversant dans l’escalier. Il avait déjà eu une commotion cérébrale à force de se faire martyriser le crâne à coups de cynisme. On dit d’eux qu’on les entendait jamais baiser ou que les seules fois, ils le faisaient debout, adossés à la penderie, et qu’elle le grondait pour qu’il étouffe ses orgasmes. Leurs disputes, elles tournaient autour de sa stérilité, de son manque de personnalité, des impôts ou de la vaisselle. Ils s’entendaient sur peu de sujets ou alors le partage d’une misère. Pour éviter l’affrontement, ils essayaient de faire courir le temps en regardant la télé ou en faisant des heures sup’ aux tâches ménagères. Le prof, il pouvait pas vraiment s’échapper au bar, c’était pas son milieu. Il était pas non plus bon pour les vernissages.
Ce soir-là, il s’était fait expulsé pour avoir oublié de déboucher le siphon du lavabo. Elle l’avait laissé rentrer du boulot sans en faire d’allusion puis elle avait mijoté pendant deux heures, se laissant le temps d’être en rage pour attaquer au premier dérapage. Il a gueulé comme une chienne à la mort une fois sorti. Elle a éteint ses lumières et il l’a plus jamais revue…
Quand je l’ai rencontré il avait déjà trop disjoncté. On pouvait plus le récupérer mais j’ai bien essayé. « Chérie !!! qu’il gueulait en mouillant son froc. Je t’aimeeuh ! Je le ferai plus ! Chérie !!! »
Les mélodrames ça m’a jamais émoustillé. Je les ai toujours trouvés trop évidents. La souffrance amoureuse c’est comme le secret de jeunesse, c’est trop commun pour que je m’en émeuve.
Je me suis approché, il pouvait pas me voir, j’ai tenté de l’agripper par le bras mais il m’a échappé. J’y suis retourné plus résolu. «  Monsieur Noël » que j’ai chuchoté. Il avait les yeux qui flottaient. Il s’est écroulé.   Je suis allé pour changer de trottoir. Il était complètement déglingué… creusé par l’épuisement.
- « T’es trop jeune pour voir ça, qu’il a dit.
- Vous en faites pas, j’ai des parents.
- Tu m’aides à me relever petit ?
- Je crois pas que vous puissiez. »
Il a mis une main à terre puis s’est poussé jusqu’à être assis. Il a reniflé ses sanglots et a viré ses fringues trempées. «  Ah les femmes ! Je te souhaite de pas les connaître. T’en veux une gorgée ? » Il a fait que se rincer la bouche. Il en recraché la moitié sur ses baskets.
- «  Je te connais, non ?
- Possible.
- J’ai l’impression de t’avoir déjà vu… T’es pas Jésus au moins ?
- Non.
- Alors pourquoi t’es là ?
- Je sais pas… J’ai peut-être au fond un semblant d’âme.
- Alors c’est que t’es Jésus. Y a que Jésus qui a une âme.
- Possible… » 
Il y a eu deux gouttes…
- «  C’est marrant mais j’ai vraiment le sentiment que tu viens me chercher.
- C’est parce que t’es mort.
- T’y crois toi à la mort ?
- Non…
- Putain, ce que c’est dur les femmes… Elle va me pardonner d’après toi ?
- Ça pardonne jamais les femmes et encore moins la tienne.
- Alors tu sais ce qu’il me reste à faire ?
- Te tirer une balle…
- C’est bien dit. »
Ça a été l’averse...
Je les encule, je suis pas un sentimental. Le mari, il est mort et la femme elle est devenue veuve. C’est ça le vrai chemin. Y en a pas d’autre. Et si tu te rebiffes, y aura toujours un Jésus pour te réorienter. Tu souffres ou tu tombes. La seule voie…