Laure Berent : Point de chute

Quand je me suis réveillée, ma chambre n’était plus ma chambre. La grande fenêtre avait rétréci de moitié. Les grands murs couleur cerise étaient devenus tout blancs, tout petits et partiellement couverts de saletés. Mes meubles avaient disparu. Il n'y avait plus qu'un lit négligemment poussé contre un mur décrépi, un minable lit aux vieux draps nauséeux dans lequel je me sentais vide, courbaturée. Il y avait du sang séché sur mes mains. Peut-être que je n'avais plus rien de très humain. Même mes yeux ne me semblaient plus être mes yeux…
D'abord, j'ai cru que j'étais en train de rêver. Je rêve toujours de choses insensées, de choses stupides qui, forcément, ne pourront jamais se produire dans la réalité. Puis je les ai frottés, mes yeux. Jusqu'à les faire pleurer, tellement je me sentais paumée.
J’ai essayé de rassembler mes souvenirs. Depuis le début. Quand je suis née, trop jeune, inutile. Quand j’avais trois ans, glissant vaguement sur le toboggan du jardin de mes cousins, j'avais un nœud rouge dans les cheveux et des bas rayés de toutes les couleurs. J'étais heureuse. Quand j’en avais dix, à me battre contre les garçons dans la cour de récré, à être amoureuse en secret de David qui était lui aussi amoureux de moi en secret et c'est un peu à cause de ça que je me battais contre lui et ses copains. Quand j'en avais quinze, m'écroulant de sommeil sur le banc de l'école, j'avais fumé un joint. A l’époque, je crois bien que tout le monde fumait des joints en lisant Kerouac et en écoutant les Smiths. Ou bien c'était quand j'en avais seize. Je ne sais plus très bien. Et ainsi de suite jusque la veille de ce curieux réveil.

Je m’étais levée, pris ma douche, démarré ma voiture, travaillé dans un détestable bureau en forme de boîte de chaussures. Que des choses banales et sans intérêt. J'avais rejoint mon amoureux, je suis certaine que c'était chez moi. Je venais de lui donner les clefs parce que c’était plus pratique comme ça. On a commandé des plats chinois en regardant des vieux films avec des tas de petits mecs énervés qui se tapaient dessus en poussant de drôles de cris. Puis on a fait l'amour. C'était vachement bien. Comme toujours. Rien. Rien ne m’indiquait que je m’étais plantée dans un flot de souvenirs tronqués. Je n’avais rien fumé, rien bu, rien sniffé, rien gobé. Je suis sage maintenant. Même que, parfois, je me disais que ma vie, elle était presque trop bien rangée.
Quand je me suis calmée, je me suis rendu compte que la saleté sur les murs, c’était aussi du sang tout séché. J’ai essayé de me lever mais mes jambes ne répondaient plus. Je n'avais pas mal mais on aurait dit qu’elles avaient disparu. J'ai voulu crier mais je n'y suis pas arrivée. Ma voix avait pris le large. Comme le reste…
Il m'a fallu du temps pour avoir le courage de soulever le grand drap pourri qui me recouvrait. Pour découvrir que mes jambes étaient complètement déchiquetées. Que le reste de mon corps n'était pas en meilleur état. Au point que je ne pourrais sans doute plus jamais bouger. C'est à ce moment-là que j’ai réalisé que j'étais prisonnière. De mon corps. De ma vie. De cet endroit où je m’étais réveillée meurtrie. Le pire, je crois, c'est quand je me suis enfin aperçue que cette petite chambre dégoûtante n'avait pas de porte. Juste une toute petite fenêtre avec de gros barreaux à travers lesquels il n’y avait que la lumière qui pouvait se glisser. Et j’ai attendu. Et j’ai encore attendu. Rien ne s’est passé. Personne n’est venu. Parce qu’il était trop tard. Parce j’avais accepté de me laisser enfermer : par moi ou autre chose, peu importe. 
C'était mon point de chute.