Thyl Van Gyzegem : Le noir n’est pas une couleur

Orange. Tout est devenu uniforme, pas davantage de nuances dans les cumulonimbus que dans les étoiles d’hier, encore brillantes, bien que déjà mortes. On ne peut pas dire qu’Anderlecht est le meilleur spot pour observer l’immensité du cosmos mais je me souviens du temps où, enfant, baignant dans la bassine disposée dans la cour, je faisais attendre mes frères et sœurs dans leur crasse pour m’abandonner à ce spectacle vespéral. Puisqu’il n’y a plus rien à voir là-haut, je n’ai plus qu’à circuler, revenir aux obligations terrestres. L’odeur des beignets et le bruit des teneurs de stands qui haranguent les foules me rendent la tâche plus aisée. Sur le chemin de ma roulotte, je croise une mère. Elle file une torgnole à sa progéniture. Plus loin, deux gamins se disputent une peluche à la force des poings. Je m’arrête même pour contempler le fabuleux ballet des pickpockets qui sévissent entre la pêche aux canards et le grand huit. Les monstres de foire n’ont pas disparu, ils sont seulement descendus de scène pour arpenter les allées.

Vert. Les néons des auto-tamponneuses illuminent la pièce. Dans l’armoire ouverte, sur la tablette du haut, se trouve mon short et mes chaussures de combat, sur celle du dessous mes habits de jour. Au-dessus de la table qui se trouve près du lit, pendent mes gants, le rembourrage de la main gauche s'est fait la malle peu à peu mais tant que je donnerai des coups, ils seront mon rempart contre la chair. Je me regarde dans le miroir, mon rembourrage n’a pas l’air en meilleur état. Ma vie a été un combat dont seules les dix dernières années ont laissé des cicatrices. Ne pas faire d’études ne rend pas la tâche aisée, j’ai finalement eu la chance de rencontrer Pierre. Il m’a entraîné, donné la force de faire de mes désillusions une arme et de connaître le doux frisson de la victoire. J’étais jeune, l’ivresse de la foule en délire réduisait mon champ de vision aux bonnes nuits de sommeil, repos du guerrier. Aujourd’hui, je suis le fonctionnaire fatigué aux fractures mal placées. Le spectacle de ma décrépitude n’en fait pas moins crier le public mais les nuits aux lueurs oranges ne sont plus aussi douces qu’autrefois.

Rouge. Les spots rivés sur le ring annoncent la couleur. Bert, mon adversaire, semble en grande forme. Cela n’a pas beaucoup d’importance puisque c’est le fric qui fait la loi et qu’en fonction des paris, ce soir c’est moi qui me couche. Les coups, eux, ne sont pas truqués. Bert s’avance, fait son petit numéro pour épater la galerie et moi, je me contente d’une pirouette qui passerait inaperçue dans un salon de thé. Une femme au premier rang semble possédée, elle hurle et quand elle se tait, ses yeux injectés de sang prennent la relève. L’arbitre sonne la cloche. Je ne parviens pas à détourner les yeux de cette femme, la façon dont les ombres tombent sur son visage me rappelle celui de ma mère. En plein dans le nez, une douleur atroce et un écoulement sur mon torse. Je rends le coup et commence le combat. Quelques esquives et feintes à l’adversaire pour entretenir l’espoir du monsieur au quatrième rang, jusqu’au troisième round. Je tombe, me relève mais un direct bien placé m’envoie au tapis comme convenu et allongé sur le dos, tout redevient orange. La foule est en délire car ce soir, ce n’est pas moi qui ai perdu, pas plus que Bert n’a gagné, c’est chacun d’entre eux qui a gagné le droit d’avoir eu raison, d’y avoir cru, d’avoir oublié ce qui se trame en-dehors de la foire. Mais c’est mon nez qui est cassé.

Bleu. On se retrouve au café d’en face pour terminer la soirée. Pierre est en bout de table, Philippe assis à coté de lui, il était la doublure de Belmondo sur quelques films, l’as des as, c’était presque lui. Moi, je ne suis qu’une doublure de veste, faire-valoir de la matière coûteuse. Bert se lève et me donne une accolade, que je lui rends, pas de rancune entre nous, une raclée par jour me suffit amplement. Je m’assieds à table et Pierre me donne ma paie. Jody sert au bar, j’aime à croire que c’est ma petite amie, même si l’acte le plus sexuel qu’on a pu partager fut le lavage de nos sous-vêtements respectifs. On claque la moitié de la paie en tournées générales et j’ai les yeux rivés sur Jody qui joue son ingénue avec les clients alors que résonne dans mes tympans une discussion sur les stéroïdes et dopants qui font honte au monde du sport. Dans les heures qui suivent, on voit défiler des femmes d’âge mûr à la recherche d’hommes mariés accablés par la lassitude, des résidents permanents de troquets en pleine retraite houblonneuse, des crapules à la petite semaine gribouillant des combines sur les sous-bocks, sans oublier les bons vivants qui tapent du pied au rythme de la variété sortant des baffles. Le bar est pratiquement vide désormais, Jody se lance dans une danse langoureuse au milieu des tables et je décide de l’accompagner. Je ne sais pas vraiment danser alors je me contente de reproduire au ralenti les mouvements de pieds du boxeur. Elle tourbillonne avec flamboyance et moi j’esquive, elle se penche sur moi en rythme et je remonte ma garde, elle se retrouve derrière moi avec un mouvement brusque, m’agrippe et me susurre à l’oreille: « On ferme ».

Blanc. Un ciel de neige sans nuance, ni promesse aucune. Le matin peine à se lever et les allées de la foire sont désertes. Je passe devant le marchand de pommes d’Adam qui à cette heure doit être en train de rêver de poires Williams, devant la maison hantée qui n’a jamais semblé si lugubre et m’arrête un instant devant un manège tentaculaire toutes loupiotes éteintes. Je me dis qu’un jour, les machines régiront la foire, à défaut du monde. Passé la sortie, je me dirige vers le canal. Le délabrement des maisons semble croître avec les numéros de la rue. J’arrive sur un petit square où se trouvent deux enfants du quartier. Le plus grand cherche des noises à l'autre et après une petite bagarre à laquelle je me retiens de prendre part, il s’en va et laisse le poucet sur le cul à coté de son cartable. J’éprouve de la peine pour ce petit bout qui n’a peut être jamais pu observer les étoiles décemment. J’aimerais lui dire que le vent tourne. Mais je sais que pour l’instant, c’est le même ciel qui risque de nous tomber sur la tête. Je m'approche pour le prendre dans mes bras. Il me frappe au visage.