Krzysztof Varga : 1899

Dans un instant tout va exploser. Les larges chapeaux parés de fleurs et de fruits artificiels, les grands bis avec une roue monstrueuse et l’autre grotesquement petite, les wagons de chemin de fer sur les quais des gares sous les toits de verre. Les voitures s’élancent à toute vitesse, les premiers dirigeables s’enlisent dans l’épais goudron de l’air, les montgolfières s’arrachent du sol avec dans leurs nacelles des hommes moustachus coiffés de drôles de couvre-chefs qui font signe de la main. Les décadents, beaux et sveltes, gravement malades, et les femmes dépravées, les cabarets-abattoirs, les longues haltes dans les cafés. Les daguerréotypes enregistrent patiemment la coupe des vêtements, le tissu lourd, presque pierreux des robes, les barbes soigneusement taillées des hommes, et des femmes les coiffures méticuleusement sculptées. Dans les cadres, passent les charrettes et les tramways à chevaux, et les enseignes des magasins font passer des messages à la fois concrets et absurdes.
Les soldats français portent encore leurs pantalons rouges. Il n’y a pas de France et il n’y a pas d’armée française sans pantalons rouges disent les commandants. Dans quelques années, des centaines de milliers de soldats périront de leurs pantalons rouges sous les rafales des fusils-mitrailleurs. La plupart, avant de mourir, râleront et geindront des heures durant, allongés dans la boue. Si des vautours peuplaient en masse les basses plaines d’Europe, on aurait appelé ça la Grande Bouffe au lieu de la Grande Guerre. Pour l’instant il règne pourtant un calme étrange et frémissant. Ce n’est pas encore le fusil-mitrailleur, cette merveilleuse invention d’une humanité lasse, qui moissonne mais bien la syphilis et la tuberculose. Le marasme et l’hébétude règnent malgré les apparences de fête, d’amusement joyeux. Les sectes religieuses, qui dans cent ans rempliront de leurs inventions effrayantes les pages des magazines à grand tirage, ne s’épanouissent pas encore de façon aussi sanguinaire, le dimanche est encore le jour prescrit pour soigner les fortes gueules de bois et les rechutes soudaines de religiosité petite-bourgeoise. Curieusement il apparaît que les petits-bourgeois vivent principalement dans les grandes métropoles, le brouhaha des rues, les cris des camelots, le fracas des roues sur les pavés, les odeurs désagréables des cours atteignent invariablement leurs appartements. Tandis que dans les petites bourgades de province inconnues des habitants des métropoles mûrissent des artistes neurasthéniques. Quelques fois, ils viennent dans les grandes villes pour se nicher dans un sous-sol ou dans une mansarde, où ils crachent des glaires sanguinolentes. Le chemin de fer s’épanouit, un jour on écrira des livres à son sujet, mais il n’y a pas encore de train de banlieue jusqu’à Otwock via Miedzylesie et Falenica, il n’y a pas encore de magnétophone sans lequel le monde n’existe pas, aucun monde, à commencer par l’Antiquité, en passant par les vapeurs étouffantes du Moyen-âge et le rococo couvert d’une épaisse couche de poudre. Bruno Schulz a sept ans, Kafka six, ils ne savent pas encore que leurs noms seront volontiers cités côte à côte. Marquez, Carpentier et Lezama Lima n’ont pas encore vu le jour, tandis que cela fait des millions d’années que Sappho et Villon ne vivent plus, leurs corps ont disparu sans laisser de traces. Voici précisément que naît Borges, ce vieillard aigri, le Grand Bibliothécaire. Oui, c’est ici et maintenant précisément que toutes les lignes du temps et de l’espace convergent, en ce point on peut voir tout l’univers et nouer le dialogue avec toutes les incarnations de Béatrice.
Je ne suis pas en ce lieu ni en ce temps, je n’y serai jamais. Dans cette rue, lorsque se fait entendre le fracas des sabots, une charrette roule funestement sur le pavé et disparaît dans le virage. Partout l’impénétrable brouillard laiteux et cette humidité permanente qui transperce les vêtements, perfore douloureusement la peau et corrode les os. Une jeune domestique au corps lisse et au teint rosé, un peu effrayée, entre hésitante dans un spacieux salon, elle porte devant elle un plateau, sur lequel il y a une théière, du thé, des gâteaux, un officier souple et svelte à qui l’honneur importe plus que tout, va dans un instant se tirer une balle dans la tête. Le plus important est de ne pas salir l’uniforme, pensera-t-il, et au même moment, le sang giclera sur la chamarrure. Son corps s’averra tout à fait insignifiant et rapidement disparaîtra des mémoires, sans même entrer dans la légende du régiment. Il n’y a pas de retour, pas d’échappatoire, un habile échange des rôles est impossible, il n’y a pas de voyages dans le temps. Ce qui fut est archivé et attesté par le sceau réglementaire. On ne peut rien corriger.
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Traduit du polonais par Grzegorz Kunicki et Jeremy Lambert