Antoine Sauvage : Mélo-cactus et bloc-notes

Bonjour, enchanté !

C’est parfois dans une situation anodine que se déclenche un phénomène bouleversant. Le mien, mon phénomène, est encore en train de se produire alors que je vous écris ou plutôt parce que je vous écris.

Comprenez mon excitation. Je mène habituellement une vie des plus prévisibles. Célibataire trentenaire endurci, je partage mon deux pièces avec pour seul compagnon domestique un mélo-cactus que je considère comme tel pour lui avoir accordé quelques concessions afin d’assurer une cohabitation viable. Ma plante supporte par exemple mal les grosses chaleurs et a besoin d’un certain taux d’humidité ambiant.

Fonctionnaire depuis près de dix ans, je prends chaque année mes vacances à la même période et me rends sur la côte belge pour y pratiquer assidûment le char à voile. J’adore la vitesse et la force du vent. Très peu dépensier, mon char doit être le seul investissement pour lequel j’ai contracté un prêt depuis que je suis salarié.

Je me désintéresse complètement de la mode, de la politique, de la culture ou du sport et n’ai comme amis que quelques collègues aussi discrets que moi avec lesquels je m’accorde d’occasionnelles petites sorties « passivistes » comme je les nomme ; c’est-à-dire qui ne nécessitent aucun échange de quelque ordre que ce soit. Un cinéma par exemple.

Nous sommes jeudi. Il est treize heures et cela fait donc exactement six heures que mes pieds chauds ont établi le premier contact hostile avec le carrelage de ma chambre. A l’heure qu’il est, je devrais être en train d’engloutir machinalement mon sandwich reclus dans mon bureau. Et pourtant, je suis attablé dans mon salon en train de vous écrire ces quelques lignes.

Un minuscule grain de sable s’est glissé dans les rouages de mon horloge interne bousculant toutes mes petites habitudes quotidiennes. Une prise de conscience subite alors que je me mirai dans la salle de bain, une brosse à dents dans une main et mon tube de dentifrice dans l’autre. Un constat autant spontané qu’inattendu m’a pris à la gorge : je ne réfléchis jamais ! Je me rends compte tout à coup à quel point il est paradoxal de faire ce constat.

Quel bilan vertigineux et flou à la fois ! Je me suis instinctivement muni d’un crayon et d’un bloc-notes pour me confronter à cette soudaine dissociation de moi-même. La page est restée vierge le temps de prendre un peu de hauteur et d’apprendre à m’écouter. Et ça y est ! Je m’entends ! J’écris, je me relis, je réécris… Le dialogue est amorcé.

Je pense - aussi loin que je m'en souvienne - n'avoir jamais véritablement eu besoin de comprendre les choses pour agir. Ma vie n’est qu’une succession d’approches binaires des événements qui l’ont jalonné. J’aime ceci, je fais cela, j’achète ceci, je mange cela… Autant de petites décisions dans de courts laps de temps avec de toutes petites conséquences. C’est affligeant mais je n’en ai jamais souffert.

Je conçois aujourd’hui - et pour la première fois - la notion de perspective : celle des pages vierges de mon bloc-note, celle du temps qui passe ou encore celle d’un futur jamais envisagé jusqu’à présent. Un monde d’idées infini. C’est une sensation enivrante que je vis comme une naissance. Je me suis d’ailleurs surpris à me serrer les mains en signe de bienvenue tout en constatant qu’elles s’étaient, jusque là, complètement ignorées.

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