Pierre-Brice Lebrun : Bernard coupe du bois

Comme chaque année Bernard a une maison.
Une maison qui a deux côtés mais l'hiver approche. 
Comme chaque année dehors il va faire froid.
Comme chaque année Bernard coupe du bois pour qu'il fasse chaud dedans.

Comme chaque année quand l'hiver approche Bernard va dans la forêt couper des troncs entiers déjà couchés en bons bouts d'un bon mètre. 
Il les ramène à tombereau ouvert à côté de sa maison. Il les range à droite.
Il les range à droite comme chaque année mais c’est provisoire.
Il en fait de bonnes piles. 
De bonnes piles bien droites et bien stables de bons bouts d'un bon mètre.
De bonnes piles bien droites comme chaque année.

Bernard prépare sa tronçonneuse.
Il la démonte.
Elle marche bien toute l’année la tronçonneuse de Bernard : personne le croit et tout le monde s'en fout puisque le reste de l’année il s’en sert pas.

Elle tombe seulement en panne chaque année quand l’hiver approche.
Elle fait des caprices répète Bernard pour dire quelque chose.
Il faut quand même avant qu’elle ne tombe en panne comme chaque année la nettoyer la régler et la huiler. Il faut retendre sa chaîne avant de la graisser : chaque année comme si de rien n'était. Comme si elle n'allait pas tomber en rade quand même cette salope jure Bernard qui a du vocabulaire.

Bernard emmène ses manœuvres dans la forêt couper du bois. 
Il emmène aussi sa tronçonneuse.
Il débite des troncs entiers déjà couchés en bons bouts d'un bon mètre. 
Il faut mettre les bons bouts d'un bon mètre dans le tombereau ouvert.
Il faut les ramener dans la maison de Bernard qui a deux côtés (*).
Il faut les décharger.
Il faut les ranger à droite de la maison parce que l’hiver approche : il faut sans discuter les ranger à droite de la maison comme chaque année bien que ce soit provisoire.

Il faut en faire de bonnes piles. 
De bonnes piles bien droites et bien stables de bons bouts d'un bon mètre.
De bonnes piles bien droites comme chaque année quand l’hiver approche.

La tronçonneuse tombe en panne.
La maison a toujours deux côtés (*) alors Bernard rentre dedans en râlant pour la réparer.
Il répare comme chaque année sa tronçonneuse qui tombe en panne seulement quand l’hiver approche : il la répare pendant que ses manœuvres se réchauffent dans sa maison qui a deux côtés (*) mais c’est provisoire.

Bernard se dit qu’à la hache il aurait peut-être déjà fini de couper ses troncs entiers déjà couchés en bons bouts d'un bon mètre et qu’il aurait dû commencer par lui faire son affaire à cette tronçonneuse qui fait des caprices. 
Mais Bernard a le sens du devoir. 
Il répare sa tronçonneuse.

Bernard a réparé sa tronçonneuse. 
Ses manœuvres se sont réchauffés.

De l’eau en amont a coulé sous les ponts.
Bernard est reparti dans la forêt avec son tombereau et ses manœuvres.
Il tronçonne les troncs entiers déjà couchés et élève de bonnes piles.
De bonnes piles de bons bouts d'un bon mètre.
Il met les bons bouts d'un bon mètre dans le tombereau.
Il les ramène à sa maison.
Il les décharge et il les range. 
Il les range comme chaque année à droite de sa maison qui a deux côtés.
Il en fait de bonnes piles bien droites et bien provisoires. 
De bonnes piles bien droites et bien stables de bons bouts d'un bon mètre.
De bonnes piles de bon bois comme chaque année quand l’hiver approche.

Mais Bernard a une maison qui a deux côtés (*).
Un côté droit où il a provisoirement rangé les bons bouts provisoires d'un bon mètre.
Il les a ramenés de la forêt avec ses manœuvres et son tombereau ouvert.
Il en a fait de bonnes piles. 
De bonnes piles de bons bouts d'un bon mètre. 
De bonnes piles bien droites comme chaque année.

Bien stables.

Un côté gauche où il va ranger provisoirement les bons bouts d'un bon demi mètre qui étaient des bons bouts d'un bon mètre quand ils étaient à droite. 
Il va couper en deux ses bons bouts d'un bon mètre avec un banc de scie qui va sûrement tomber en panne ou tourner à l'envers.
Comme chaque année.

Bernard aura du coup des tas de bons bouts d'un bon demi mètre qu'il pourra ranger en bonnes piles bien provisoires de bons bouts d'un bon demi mètre : il va comme chaque année les ranger à gauche de sa maison qui a deux côtés (*). 
De bonnes piles bien droites et bien stables.
De bons bouts d'un bon mètre.

Il faudra après - pendant que Bernard réfléchira - trier ces bons bouts d'un bon demi mètre en bons bouts de bon bois d'un bon demi mètre pour la chaudière d’un côté, et en moins bons bouts de moins bon bois d'un bon demi mètre aussi pour la cheminée d’un autre.
D’un autre côté précise Bernard qui est pragmatique.

Mais si c'est plus tu t'en fous ajoute Bernard qui commence déjà à en avoir ras la tronçonneuse de cette saleté de bois de ce putain de bon mètre et de ce putain d'hiver provisoire qui approche quand même.

Et aussi de cette putain de maison qui a deux côtés (*).
Surtout que ça aussi c’est provisoire.
Il faudra les trier et aussi les emmener en brouette comme chaque année du côté droit au côté gauche de la maison de Bernard.
Les bons bouts de bon bois d'un bon demi mètre.
Il faudra les ranger en bonnes piles bien droites et bien stables : il faudra ranger sans les mélanger tous ces bons bouts de bon bois pourri ou non en bonnes piles provisoires bien droites et bien stables de bons bouts d'un bon demi mètre.
Oui. Provisoire : le but est quand même de les foutre au feu.
Merde.

Le banc de scie de Bernard tombe en panne.
Comme chaque année pense Bernard qui a de la mémoire.
Il tourne à l'envers. Il est copain avec la tronçonneuse dit Bernard qui a aussi de l’humour.
Comme quoi.
Elle passe comme chaque année avec lui l’été dans l’appentis.
La tronçonneuse.
Ils doivent en discuter. Se mettre d’accord.
Ou pire. Va savoir. On n’a jamais été les espionner.
On n’y a pas pensé. En hiver ils se tiennent à carreau. En été va savoir.
Bernard répare en râlant son banc de scie.
Comme chaque année.
Les manœuvres assis dans la maison qui a deux côtés sont ravis vu que plus il râle moins ils bossent.

Il faut avouer que même quand l'hiver n'approche pas la maison de Bernard a deux côtés (*).
Encore que si tu vas par là – dit Bernard qui aime bien philosopher entre deux cafés – l'hiver approche toujours : à peine il s’en va qu’il approche déjà par l’autre côté vu que la terre tourne et qu’il nous retombera dessus dès que comme chaque année ce sera de nouveau l’hiver.
La maison de Bernard a deux côtés (*).
C’est une chose entendue.
Un côté gauche et un côté droit.
Elle n’a pas de côté dos : le côté dos est adossé à la colline.
On y vient à pied.
On ne frappe pas vu qu’on sait que ceux qui vivent là ont caché la clé sous la poutre de la véranda chantonne Bernard qui a le sens de la mesure.

La colline ? C'est la colline de Bernard.
La maison ? C'est la maison de Bernard.

Bernard a décidé un jour qu'une maison qui a deux côtés (*) n'est pas une belle maison et Bernard sa maison il veut qu'elle soit la plus belle.
La plus belle dedans et la plus belle dehors.
Bernard a acheté une pioche pour attaquer la colline.
Mais c'est du rocher. On lui a dit.
Et alors ? Il a répondu : Bernard a de la suite dans les idées.
Bernard travaille dans sa maison.
Il la répare. Il la change toute dedans et dehors.
Les pièces de droite il les met à gauche.
Les fenêtres de gauche il les met à droite.
Les plafonds bas il les soulève.
Les plafonds hauts il les rabaisse au rang de planchers.
Les murs porteurs il les abat.
Les murs abattus il les consolide pour qu’ils deviennent porteurs. 
Ils n’en sont d’ailleurs pas peu fiers.
Les pièces finies il les recommence ailleurs. 
Il laisse les pièces pas finies en friche pour les faire après.
Il répare sa maison Bernard. Il la refait toute.
Il travaille dans sa maison et quand il fait une pause il attaque la colline pour se changer les idées.
Il avance chaque année d'un bon bout d'un bon mètre.
Il attaque de front avec courage côté droit.
Bernard dans dix ans aura avancé d'un bon bout de dix bons mètres.
Il est enthousiaste : il rêve du jour où il pourra faire le tour de sa maison qui aura enfin trois côtés (*).

Bernard pioche.
La colline s'efface.
L’hiver approche.
L’eau sous les ponts en amont continue de couler.
Etcetera.

Le jour où Bernard donnera le dernier coup de pioche.
Le jour où enfin il pourra faire le tour de sa maison qui aura trois côtés (*).
La maison ne sera plus appuyée à la colline.
La colline va la laisser tomber. 
Elle ne va plus se sentir concernée.
La maison va tranquillement s'effondrer.
Elle va pencher côté dos.
Elle va se coucher sur la colline vexée d’avoir été vaincue.
Bernard va la regarder tomber pierre de taille par pierre de taille.
Brique par brique.
Planche par planche.
Elle va s'allonger.
Elle va aplatir à l’abri de l’appentis la tronçonneuse et le banc de scie.
Bernard ne pourra plus comme chaque année couper du bois mais l’hiver approchera quand même (comme quoi si tu vas par là c’est mal fait soupire Bernard qui a le sens de la formule).
Bernard aura froid sur ses tas de pierres de briques et de planches.
Il fera pour se réchauffer un bon tas provisoire de bonnes briques à droite.
Il fera pour s’occuper un bon tas provisoire de bonnes pierres à gauche.
Il fera au milieu pour se détendre un bon tas provisoire de bonnes planches.
Oui. Provisoire : le but est quand même de reconstruire la maison avec son côté droit son côté gauche et son côté dos (*).

Bernard continue obstiné à piocher. 
Comme chaque année depuis que l’hiver approche.
Il continue à réparer sa tronçonneuse et à entretenir son banc de scie qui tombe en panne et tourne à l’envers chaque année quand il faut aller dans la forêt couper des troncs entiers déjà couchés en bons bouts d'un bon mètre pour les ramener dans le tombereau ouvert.
Il continue à travailler dans sa maison et à la changer toute.
La terre continue obstinée à tourner. 
Elle imite Bernard.

Comme l’eau en amont continue obstinée de couler sous les ponts.

Comme l'hiver continue à approcher et les manœuvres continuent à attendre dans la maison de Bernard qui a provisoirement deux côtés (*) que les bons bouts d'un bon mètre continuent à s'entasser en bonnes piles bien droites et bien stables de bons bouts d’un bon mètre.

Comme chaque année.

Bernard continue de trouver que la vie est belle.

Même si c’est provisoire.

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* plus un côté route (mais ça compte pas)

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