Claire Maris : Dimmi tutto oggi

Octobre 2012
 
7h30
 
Le parvis de la gare d’Udine est noir de monde. Il fait froid et le soleil est dur. Beaucoup de jeunes, beaux, bruyants, heureux. On se bouscule, on crie, on rit, on s’interpelle. Les bus scolaires les ramassent groupe par groupe et soudain le calme revient. 
 
08h00 
 
À l’intérieur, comme des abeilles, en costume gris ou tailleur strict, des hommes et des femmes courent pour attraper un train. Eux ne parlent pas ou plutôt si, ils n’arrêtent pas et bourdonnent, à eux-mêmes ou plutôt, d’une voix agitée voire saccadée, au mobile collé sur l’oreille. Ils sont là et ailleurs, en même temps. Ailleurs.
 
J’imagine une opération à cœur ouvert. Un collègue coincé à Dubaï. Une centrale nucléaire en surchauffe. Un discours politique à terminer. Petit flottement. Les mots "aspirateur", "enfant", "régime" s’étirent dans le sillage de l’essaim. Le temps d’un bourdonnement, il n’y a plus personne. Tous à leur tour emportés par les ruches mobiles.
 
08h30
 
La gare d’Udine est déserte. On sent l’odeur du vide : tabac froid, café amer et vieux journaux. 
 
Au détour d’un couloir, j’aperçois un empilement de sacs et, à côté, deux personnes. Des Africains. Un homme et une femme, je crois. Mais je n’en suis pas sûre. Ils sont tellement couverts. Tout ce qu’ils ont, ils le portent sur le dos. Le reste est dans les sacs. Les sacs sont en gros vichy, bleu et blanc pour certains, rouge et blanc pour d’autres. Vichy est-il condamné à l’exil ? Depuis les sacs, dépassent des bouts de vie: un pain, une orange, une couverture, une bouteille d’eau… À côté de la dame, un petit bidon de lessive déjà entamé est posé délicatement à même le sol. Sans doute pour ne pas le renverser. Je m’accroche à lui, le regarde comme s’il était la seule chose qui nous reste en commun. Que je pouvais comprendre dans cette errance.
 
09h00
 
Le bureau d’information sur les trains régionaux ouvre ses portes. C’est là que je dois aller. Le monsieur africain y est déjà, salué comme une vieille connaissance par l’employé : Dimmi tutto oggi ! Il explique dans un italien hésitant qu’aujourd’hui il voudrait aller à Turin. "Turin, lui dit l’employé, c’est loin…" L’homme soulève les bras, l’air de s’excuser de demander si loin. "Pour partir le matin ?" lui demande l’employé. "Oui", répond l’autre. "Et pour revenir ?" Il ne sait pas. 
 
L’employé prend un air inspiré et se tourne vers son ordinateur. Il tape au clavier quelques lettres puis l’horaire s’affiche à l’écran. Il lui explique lentement le trajet en mentionnant les différentes gares de passage. Il s’arrête à celles où il y aura un changement. Il lui parle de Venise qui est toute sur l’eau. "Une ville qui flotte en quelque sorte", lui dit-il. Il lui parle de Milan, une grande ville tellement prétentieuse qu’elle ne sait plus respirer. "Les gens manquent d’air là-bas." Il lui parle enfin de Turin. Avant il y avait la FIAT, mais elle est morte depuis. Avant, depuis… "Vous connaissez la FIAT ?" L’employé empoigne un volant fictif et avec sa bouche fait le bruit de la voiture. Ensuite il ouvre le tiroir de son bureau fatigué pour en sortir un porte-clef. Le monsieur africain fait mine de comprendre. Tout le monde est heureux.
 
"Je vous imprime tout cela ?" demande l’employé. Nouveau haussement d’épaule comme pour s’excuser. "Si, si, je vous l’imprime", lui dit l’employé, "sinon vous allez vous perdre…" Il se tourne à nouveau vers son ordinateur et appuie sur une touche. L’imprimante lui répond instantanément d’un petit bruit joyeux et mécanique. Comme heureuse, elle aussi, de pouvoir aider. "Voilà, dit-il, tout est ici avec les heures à côté. Bon voyage et bonne journée !"
 
Le monsieur africain plie la feuille précieusement et remercie l’employé. Il salue tout le monde et sort du bureau. 
 
09h30 
 
"C’est à vous madame… Il ne partira pas." Qui ? "L’homme." Ah bon. "Il vient toutes les semaines avec toute sa maison, là dans le couloir. Et chaque fois, il me demande un autre trajet… Mais il ne part jamais. Je ne sais pas d’où il vient. De loin certainement. Il est ici. Décroché du monde, suspendu au-dessus de nous. Alors chaque semaine, je le fais voyager. Modène, Ferrare, Rome… On en a vu du pays tous les deux. Cela me fait plaisir."
 
"Dans les couloirs de la gare, il n’y a plus de siège", me dit-il. "Il y en avait avant..."
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Ce texte intitulé Dimmi tutto oggi c'est à dire Dis-moi tout aujourd’hui a été écrit en Italie, à Udine, en octobre 2012.
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